L'anneau des héroïnes
par Nicolas Stephant
Comment Aye d’Avignon pourrait avoir été écrite par Hugues de Pierrepont.
Dans l’article précédent sur Hugues de Pierrepont, évêque de Liège, nous avons dit comment il se pourrait qu’il ait été l’auteur du premier épisode du cycle de Nanteuil « Doon de Nanteuil ». Il est donc naturel de voir maintenant si la deuxième oeuvre de ce cycle « Aye d’Avignon » pourrait avoir été écrite par ce même auteur. D’abord, parce qu’Hugues de Pierrepont a si bien dépeint les personnages féminins et d’une façon si singulière que l’on ne peut pas chercher ses traces dans un ensemble d’oeuvres sans s’interesser à la seule qui met en scène une héroïne. Il semble d’ailleurs que l’écriture de "Aye d’Avignon" a lieu en même temps qu’une façon nouvelle de considérer les femmes jusqu’alors entachées d’une « image négative véhiculée par une littérature religieuse mysogine » [1] ce qui singularise l’auteur de ce texte puisque l’idée d’une héroïne n’était pas évident en soi à cette époque, mais le place également d’une façon active aux premières places de ce mouvement puisqu’il montre une autre image de la femme. Ceci ne prouvant pas cela, notons tout de même qu’Hugues de Pierrepont, plus troubadour qu’évêque et plus laïque qu’éclésiastique, peut parfaitement avoir eu cette audace !
Dans le cadre de cet article, notre but n’est pas d’étudier les textes en linguiste ou en philologue pour comparer les vers de « l’escoufle », la plus ancienne composition connue de Jean Renart, avec ceux des chansons de geste du cycle de Nanteuil qui lui sont sans doute antérieures ; un tel travail reste à faire et pourrait révéler des surprises [2]..... ce que nous avons cherché ce sont des indices que l’auteur aurait pu semer, à sa façon dorénavant rendue célèbre par Rita Lejeune. Dans cette optique, un personnage de "Aye d’Avignon" attire tout de suite l’attention, il s’agit de Girart de Riviers « qui tint Hui et Namur et Dinant et Ruisé » ; ce dernier n’est autre que le neveu de Garnier de Nanteuil [3]. et il joue un rôle important dans la première partie de "Aye d’Avignon" pour curieusement disparaître complètement de la scène dans la seconde partie alors qu’il était le meilleur compagnon de Garnier de Nanteuil [4] :
« Plairoit vos à oïr qui sont li compaignons ? (v1844) Girars en est li uns, le fiz au duc Othon, »
D’après la « table des noms propres de toute nature.... » [5] ce personnage n’apparait que dans ce seul roman. Dans « Guillaume de Dôle » Jean Renart, à la manière d’Alfred Hitchcook qui apparaissait fugitivement dans ses films dans un rôle de figurant, a fait apparaître Hugues de Pierrepont évêque de Liège sous ses titres de seigneur de Huy puis de seigneur de Dinant ; cette allusion étant suffisament transparente pour ses contemporains de même que la silhouette d’Hitchcook suffisait à le faire reconnaître par les cinéphiles. On retrouve ici le même procédé avec les mêmes villes et en plus la mention de Namur qui n’est autre que la maison des ancêtres de notre évêque, les comtes de Namur. Riviers se trouve entre Namur et Dinant et fut le siège d’une seigneurie et Ruisé est encore plus confidentiel ; ce pourrait être Rosée, domaine seigneurial près de florennes, comme le suggère l’auteur anonyme de « la belle Aye » [6] ou bien encore Errezée, au sud de Liège, toujours dans le même espace géographique. Il est donc certain que l’auteur de ce texte connaissait parfaitement cette zone et ceci Rita Lejeune l’a dit avant nous au sujet de Jean Renart [7]. Il est également certain que les contemporains ne pouvaient penser qu’à l’évêque de Liège à l’énoncé des titres de Girart de Riviers et ceci est presque une preuve suffisante pour donner la paternité de la première partie de Aye d’Avignon à Hugues de Pierrepont en attendant des travaux linguistiques sur cette hypothèse. A noter que ce Girart de Riviers pourrait très bien être devenu Girart de Roussillon chez les troubadours. Les vers suivants nous parlent d’une autre caractéristique renardienne, sa grande estime pour les vavasseurs qui sont ici au rang des vaillants guerriers :
« Et maint vaillant guerrier et maint bon vavassor » (v32)
« Mes il ne sont, ce cuit, roi ne prince ne duc (v1918) mes vavasor hardis, sodoier connéu, »
A noter la formule du premier ver qui rappelle fortement la devise des sires de Coucy qu’un sire de Pierrepont ne pouvait ignorer : « ni roi ni prince ni duc, je suis le sire de Coucy ». Et puisqu’il est question de cette région voici où Charlemagne tient sa cour :
« En France fut li rois, qui fut viex et chenu (v47) A Laon tint sa cort, moult i ot de ses drus. »
Rappellons que le père de Hugues de Pierrepont tenait sa terre de l’évêque de Laon, ville qu’il devait donc très bien connaître
Mais voici cette fois un ressort essentiel de l’intrigue que Jean Renart a utilisé dans ses trois oeuvres authentifiées ; lorsque Garnier retrouve Aye prisonnière dans la tour d’Aufalerne elle lui parle de l’anneau qu’il lui avait donné :
« Fame que l’ait au soi n’iert ja desvirginée » (v2006) par nul homme qui soit, si bien ne li agrée »
Il s’agit d’un anneau avec trois pierres précieuses dont l’une avait été enlevée du paradis terrestre pour lui conférer un don féérique. L’intervention de l’anneau dans cette oeuvre est à mettre en parallèle avec l’histoire de l’anneau enlevé par un milan dans le premier roman connu de Jean renart, « l’Escoufle », celle de l’anneau offert par le noir sénéchal à la mère de Liénor dans « Guillaume de Dôle » et celle de l’anneau du « Lai de l’ombre » qui est l’objet central de cette pièce. Ici l’anneau intervient assez tard dans le fil du récit mais il fournit une explication importante en expliquant comment Aye a pu résister à tous ses prétendants sauf celui qui « bien li agrée ». On retrouve ici ce thème de la femme qui résiste aux prétentions de ses parents (ici Charlemagne) et prétend choisir elle-même celui qu’elle veut épouser ce qui est exactement le cas des héroïnes des chansons de toile et des héroïnes de Jean Renart Aélis, Liénor et la belle du « lai de l’ombre ». Même si Aye décide beaucoup moins de ce qu’elle va faire et se voit forcée de suivre le cours de son destin, elle reste fermement décidée à ne se donner qu’à celui qu’elle aime même si elle doit pour cela croupir dans un donjon pendant trois années. Dans ces quatre cas, la femme se voit conférée une qualité particulière par la possesion d’un anneau qui est en rapport avec ce qu’un homme peut projeter sur elle. Aye est vertueuse, c’est un idéal féminin pour les hommes de par sa beauté mais aussi pour les femmes de par ses aspirations amoureuses ce qui a du contribuer grandement au succès de cette oeuvre car c’était alors une innovation littéraire. En perdant son anneau, Aélis ne peut plus se donner, comme si elle avait perdu cette qualité vertueuse, alors qu’à l’inverse Liénor va perdre sa réputation à cause de l’anneau offert à sa mère par le noir sénéchal, anneau qu’elle va retourner à l’envoyeur dans une aumonière [8] (et c’est le sénéchal qui va perdre sa réputation !)pendant que la belle du « Lai de l’ombre » repousse l’offre d’un anneau que l’on veut lui offrir et la forme d’enfermement contenue dans ce cadeau. La première (Aye) est une femme accomplie mais une femme fantasmée par un homme qui lui a offert un anneau fée l’obligeant à devenir l’incarnation de ce fantasme, la seconde aurait du connaître le même sort mais l’anneau s’envole et oblige les deux amoureux à un parcours initiatique qui va les obliger à se frotter à la réalité et prendre conscience de sa différence d’avec les images mentales ; Guillaume y parviendra enfin et se séparera volontairement de l’anneau en l’offrant au comte de Saint-Gille en renonçant ainsi symboliquement à l’Aélis rêvée pour gagner le coeur de la véritable Aélis [9] ; Si c’est le comte de Saint-Gille qui reçoit l’anneau c’est peut-être parce qu’il s’agit d’une représentation d’Hugues de Pierrepont, l’auteur du roman qui reçoit ainsi, à la fin du livre, ce qu’il a donné à ses personnages au début. Quand à Liénor, l’anneau ne semble plus avoir prise sur elle et il faudra qu’une autre femme se laisse prendre pour qu’elle soit touchée ; elle sera capable de repousser le pouvoir fée de l’anneau en le retournant contre son promoteur qui sera pris à son propre piège. La quatrième craint peut-être la pesanteur de la perfection qu’on lui offre pourtant avec insistance mais qui a été conçue par les hommes comme une image fantasmatique (l’anneau sera finalement offert au reflet de la femme dans l’eau montrant ainsi que l’homme a compris son erreur et accepte son amie telle qu’en sa réalité en faisant la différence entre elle et son reflet, issu de son propre désir masculin. L’anneau va donc bien à la bonne personne et la demoiselle se laisse alors convaincre par un homme délivré de sa chimère) ; la demoiselle est à présent capable d’ouvrir les yeux de son partenaire ce qui représente un sacré chemin parcouru depuis le personnage de Aye. Les quatre témoignent peut-être de l’évolution d’un homme dans sa façon d’appréhender les femmes au cours des années séparant ces quatre oeuvres et au long d’une carrière profondément inspirée par le féminin et ce, d’une façon novatrice qui pourrait avoir commencé en imaginant la première héroïne française doté de consistance (ce que l’on ne peut pas accorder à Aude dans la chanson de roland). L’anneau, en tout cas, est le moteur de l’intrigue dans les quatre romans : il ne serait rien arrivé à Aye sans cette perfection conférée par sa bague, « l’Escoufle" et « Guillaume de Dôle » seraient presque vidés de sens et le « Lai de l’ombre » deviendrai banal. Est-ce une signature de Jean Renart ? Non car il est aussi question d’un anneau dans Tristan et Iseult ; mais est-ce bien étonnant quand on sait qu’Hugues de Pierrepont apprécie particulièrement cette oeuvre ? Jean Renart lui-même semble avoir attaché une grande importance au rôle de l’anneau dans sa dédicace au comte de Hainaut (qu’il n’avait jamais rencontré) c’est en tout cas ce que nous pensons avec Lydie Louison qui a remarqué que « comte de l’Hainaut » pouvait avoir un sens caché bien renardien [10]. Pour finir avec notre recherche dans la première partie de « Aye d’Avignon », signalons que l’on y cherchera en vain un portrait de Aye ce qui est un autre trait caractéristique de Jean Renart dont Rita Lejeune avait noté le peu d’appétence pour le portrait dans ses oeuvres alors que l’on en rencontre facilement dans les chansons de geste.
Ainsi en terminerons nous avec l’examen de cette oeuvre pour poursuivre, bien sur, avec l’épisode suivant : "Gui de Nanteuil". Nous n’y avons trouvé qu’un seul indice « renardien » ce qui remet toutefois en cause cette recherche car nous ne croyons pas que cette oeuvre soit de Hugues de Pierrepont et il ne devrait donc pas y avoir d’indice du tout. Si l’évêque de Liège n’a vraisemblablement pas écrit ce texte (auquel nous adjoignons la seconde partie de « Aye d’Avignon ») c’est parce que l’auteur semble plutôt mieux connaître les parages de l’Ile de France que ceux familiers à Jean Renart ; il décrit par exemple une retraite de Gui de Nanteuil sur Moret en passant par Samois. Pourtant il existe un pont vers Hugues de Pierrepont en ce que le cheval de Gui de Nanteuil se nomme Veyron comme le roncin du mime « Renart de Dammartin contre Veyron son roncin ». C’est probablement une coïncidence, ce nom était peut-être courant ; toutefois, il révèlera peut-être un jour l’auteur de « Gui de Nanteuil » qui connaissait peut-être assez bien Hugues de Pierrepont. Sur ce point il n’est pas difficile de faire des hypothèses mais très compliqué de les étayer ; nous signalerons seulement que dans « le plait Renart de Dammartin contre Vairon son roncin » le cheval a l’air de dire qu’il a été offert à l’évêque de Liège et ce donateur pourrait bien être de la famille de Nanteuil. Ce cheval est souvent cité dans l’oeuvre et chaque fois pour dire combien son maître l’apprécie :
Et Gui sist seur Veyron, he dex, il l’ama tant ! (v1461)
Et Gui sist sor Varon qui molt por li agree (v1635)
Veiron fet treire en destre que il par ama tant (v1918)
Signalons également un échange entre Ganor et Aye, dans la seconde partie de « Aye d’Avignon » cette fois, qui rappelle l’anneau offert par Garnier dont il est question plus haut. L’émir donne en effet son anneau à Aye qui l’accepte mais cet objet n’a pas le même rôle que le premier car l’émir en enlevant le fils de Aye va nous apprendre un peu plus loin que c’est en gage de ce rapt qu’il a laissé son anneau.
Nous pensons que ces quelques faits que nous venons de décrire ouvre la voie à une investigation poussée sur la base d’une hypothèse que nous posons ainsi : Hugues de Pierrepont alias Jean Renart présente de troublantes affinités littéraires, géographiques et historiques avec « Doon de Nanteuil » et la première partie de « Aye d’Avignon », à tel point qu’il faut envisager sérieusement qu’il en ait été l’auteur.
Notes :
[1] Philippe George
[2] Peut-être faut-il examiner une façon semblable à celle exposée par Charles Muller dans « Les moyens statistiques et l’attribution des textes médiévaux anonymes à propos d’une recherche sur Jean Renart » Actes du XIIIe congrès international de linguistique et de philologie romane, Quebec 1971
[3] Voir le rôle des neveux de l’évêque de Liège dans « Guillaume de Dôle »
[4] Ce qui nous fait dire également que la version « d’Aye d’Avignon » qui nous est parvenue comprend au moins deux parties d’auteurs distincts.
[5] Ernest Langlois « table des noms propres de toutes natures dans les chansons de geste imprimées » Slatkine 1974
[6] « Lampagie la belle Aye » roman chevaleresque par Huon de Ville neuve et de Pierrepont évêque de Liège (1152-1220) Gothier éditeur Liège 1877
[7] Rita Lejeune « l’Oeuvre de Jean Renart » 1935
[8] Comme le fait remarquer Michel Stanesco dans : « Jeu d’errance du chevalier médiéval » E.J BRILL
[9] Comme le confirme Lydie Louison dans « De Jean Renart à Jean Maillard » Champion 2004 : « Illustre les progrès d’un personnage devenu indifférent au règne des apparences. Ayant retrouvé en Aélis la substance de son amour, il peut désormais se passer de ce bijou qui l’avait écarté de l’essentiel » page 869.
[10] Lydie Louison « De Jean Renart à Jean Maillard » Champion 2004.