Sur l’origine des comtes de Ponthieu du XIe siècle et la diffusion du prénom Enguerrand

Une remise en cause argumentée des origines scandinaves de la première dynastie de Pierrepont

dimanche 12 février 2006, par Stéphane Lecouteux

Cet article retrace à la lumière des apports de Régine Le Jan sur la propagation des prénoms dans les familles nobles, une hypothèse de parenté entre la première dynastie de Pierrepont, ses voisins sires de Coucy du XIème siècle, mais aussi les comtes de Ponthieu et de Saint-Pol-sur-Ternoise du XIe siècle, et les premiers comtes de Hainaut au IXème et Xe siècles, aprés le partage de Verdun qui scinda l’Empire de Charlemagne.

Sur l’origine des comtes de Ponthieu et la diffusion du prénom Enguerrand

L’article de S. Lecouteux avec les illustrations en PDF

L’origine des comtes de Ponthieu du XIe siècle reste obscure et tributaire du témoignage tardif du chroniqueur de saint Riquier, l’abbé Hariulf d’Oudenbourg (1106-1143) [1]. En nous basant sur les écrits du chanoine Flodoard de Reims (893/4-966), sur les actes des rois carolingiens Charles le Chauve (840-877) et Charles le Simple (893-923), et sur le capitulaire de Servais (853), nous allons tenter d’établir la parenté de ces comtes avec différents individus de la Province de Reims connus aux IXe et Xe siècles ; la diffusion du prénom Enguerrand [2] dans certaines familles semble être une clef pour déterminer leur ascendance et leurs parentés mutuelles.

Les témoignages de Flodoard

Dans ses Annales, couvrant la période 919-966 [3], Flodoard relate de nombreux faits relatifs à la Province de Reims et au Royaume de France. A l’année 923 [4], le chanoine rapporte que les comtes Raoul et Ingobran/Enguerrand se sont associés aux vassaux d’Herbert de Vermandois [5] pour lutter contre les Normands de la Loire [6] et de la Seine [7]. Ces derniers, qui s’étaient avancés au-delà de l’Oise [8], sont vaincus une première fois. Ils se rabattent alors sur la région d’Arras, où ils sont bientôt mis en fuite par le comte Alleaume/Adelelme. Les Normands se retirent ensuite sur la région de Beauvais, avant d’être repoussés au-delà de l’Epte, dans le comté de Rouen, par le nouveau roi Raoul (923-936), l’archevêque Séulf de Reims (922-925) et le comte Herbert de Vermandois (900/7-943).

Dans cet épisode, qui sont les comtes Raoul, Ingobran/Enguerrand et Alleaume/Adelelme mentionnés par Flodoard, sans préciser la localisation de leurs comtés ?

1) Le comte Raoul a été identifié comme le comte d’Ostrevent [9] (diocèse de Cambrai) et d’Amienois [10] Raoul de Gouy (+926). Ce personnage est l’ancêtre de la maison d’Amiens-Vexin-Valois [11] ; il est le père de Raoul, archétype probable du héros de la chanson de geste Raoul de Cambrai, composée vers la fin du XIIe siècle [12].

La dynastie des Unrochides

2) Le comte Ingobran/Enguerrand n’a pu être identifié par Philippe Lauer au siècle dernier ; l’auteur propose cependant de le rapprocher du personnage d’Enjorren, l’un des protagonistes de la chanson de geste Raoul de Cambrai. D’après ce poème, le père d’Enjorren, Guerri le Sor [13], était l’oncle paternel de Raoul "de Cambrai" ; ainsi, Enjorren et Raoul seraient parents, ce qui explique leur lutte conjointe contre les Normands. Il faudrait donc voir le comte Ingobran/Enguerrand mentionné par Flodoard comme un comte du diocèse de Cambrai, et vraisemblablement comme le comte du Hainaut [14].

3) Le comte Alleaume/Adelelme est identifié par Philippe Lauer et Léon Vanderkinder comme le comte d’Arras (899-931), [15] mort en 932 d’après Flodoard [16]. Etait-il le fils du comte d’Arras Baudouin II (892-899), dont le nom trahit la parenté avec les comtes de Flandre ? Seule une étude plus poussée permettrait de le vérifier.

Faut-il suivre une légende apparaissant dans une chanson de geste composée plus de 2 siècles après les faits ? Probablement pas à la lettre, puisque la tradition orale et la forme épique du récit déforment assurément la réalité des faits, qui montrent d’ailleurs des signes de contamination évidents [17]. Il est toutefois reconnu que l’auteur de Raoul de Cambrai s’est vraisemblablement inspiré d’un récit plus ancien pour composer son œuvre, et que la plupart de ses personnages et des héros de son poème peuvent être rapprochés d’individus ayant réellement existé, même si leurs titres et les localisations de leurs possessions ne sont pas toujours rigoureux et exacts.

Quoi qu’il en soit, en suivant Flodoard, Raoul, Ingobran/Enguerrand et Alleaume/Adelme sont visiblement trois comtes du diocèse de Cambrais (Artois, Ostrevent, Cambraisis, Hainaut, Brabant), qui se sont associés à leurs voisins - les vassaux d’Herbert de Vermandois [18] - possessionnés en dessous de l’Oise (Vermandois, Noyonnais, Laonnois) pour faire face à la menace normande.

Flodoard mentionne vers la même époque un autre personnage se prénommant Ingrand/Enguerrand dans le laonnois : après avoir été doyen de Saint-Médard-de-Soissons, il fut évêque de Laon entre 932 et 936 [19]. Peut-être faudrait-il envisager une parenté de ce personnage avec l’Enguerrand intervenant en 923 ?

Afin de compléter ces identifications, recherchons dans les autres sources écrites des IXe et Xe siècles si nous trouvons la trace de personnages se prénommant Enguerrand.

La diplomatique des rois Carolingiens

Les actes des rois Charles le Chauve (840-877) et Charles le Simple (893-923) mentionnent deux individus se prénommant Enguerrand :

Le premier apparaît dans un acte original daté du 4 février 870. Charles II le Chauve, à la prière du comte Enguerrand - son "ministre" - affecte à l’entretien des trente chanoines du monastère Saint-Pierre de Maroilles [20] des biens situés en Laonnois (à Mézières [21] et à Sanière [22]) et en Hainaut (à Vertrain, sur la rivière du même nom [23], à Lidunacas sur l’Helpe [24] et à Hulthem [25]). Le comte Enguerrand intervient sans doute ici en tant qu’abbé laïque d’une abbaye située sur l’Helpe, dans le Hainaut, et pour des domaines localisés de part et d’autre de l’Oise, en Laonnois et en Hainaut : il peut donc être identifié sans risque comme comte du Hainaut [26]. Il s’agit manifestement du même individu que celui intervenant à la même époque en faveur de Charles le Chauve dans le conflit opposant le roi à son fils révolté, Carloman [27]. Ce comte, "ministre" de Charles le Chauve, était présent deux ans auparavant à un plaid royal tenu le 9 avril 868 à Rouy : il figure en tête de la liste des juges du tribunal royal dans deux notices établies à cette occasion, conservées en original [28].

Un second comte homonyme apparaît dans un acte du 5 janvier 921 rédigé au palais de Laon [29]. Charles III le Simple, à la prière du comte Enguerrand [30], affecte aux besoins des religieux de Saint-Pierre de Maroilles [31] les mêmes biens que ceux mentionnés dans l’acte de Charles le Chauve daté du 4 février 870. L’intercesseur, sans doute lui aussi abbé laïque de Maroilles, est visiblement le comte Enguerrand mentionné par Flodoard en 923 : il intervient dans la même région à deux années d’écart. L’acte, qui emprunte de nombreux passages au diplôme de Charles le Chauve, s’apparente à une confirmation des affectations autrefois établies par son ancêtre [32]. Ainsi, les témoignages contemporains de Flodoard et les actes de la chancellerie royale permettent d’identifier sans trop de risque les comtes de 868-870 et de 921-923 comme des comtes de Hainaut [33] : le second est manifestement issu de la même lignée familiale que le premier.

Il paraît intéressant de mentionner ici deux autres actes de Charles III le Simple [34] en faveur de l’abbaye Saint-Pierre de Maroilles, puisque les comtes de Hainaut étaient alors également abbés laïques de cet établissement :

Le premier, daté du 8 septembre 920 [35], est un acte par lequel les comtes Haganon [36], Raoul [37] et Ségard [38] concèdent à l’église de Cambrai, régie par l’évêque Etienne (905-934), les abbayes de Saint-Pierre de Maroilles [39] et Saint-Pierre de Crespin-en-Hainaut [40]. Il est intéressant de retrouver ici le comte d’Ostrevent Raoul de Gouy associé au comte Ségard de Hainaut [41], alors qu’il est ensuite associé au comte Enguerrand de Hainaut en 923 : dans les deux cas, les comtes d’Ostrevent et de Hainaut interviennent dans des affaires religieuses et politiques relevant du diocèse de Cambrai.

Le second est "un faux" du 6 janvier 921 [42], établi à la requête des comtes Isaac et Haganon [43] par Charles le Simple pour affecter différents biens localisés en Hainaut aux religieux de Saint-Pierre de Maroilles [44].

Le capitulaire de Servais

Le traité de Verdun (843) avait défini l’Escaut pour limite du royaume occidental de Charles le Chauve. Le roi chercha dès lors à asseoir son autorité sur la frontière en établissant des hommes de confiance dans les pagi limitrophes. Le capitulaire de Servais, établi en 853, indique une liste de fonctionnaires royaux occupant une région qui deviendra peu après le marquisat de Flandre : Baudouin Bras de fer (+879) possède sans doute alors les doyennés de Bruges, d’Oudenbourg et d’Aardenbourg ; Enguerrand les pagi de Gand, de Courtrai et de Tournai [45] ; Waltcaudus probablement l’Artois et l’Ostrevent ; Gérard le Ternois ; Bérenger peut-être le Boulonnais et Régnier le Mempisque [46].

Le comte Baudouin, qui enlève Judith, la fille de Charles le Chauve, en 862, est d’abord excommunié pour cet acte. Grâce à l’intervention du pape Nicolas, il est bientôt pardonné (v. 864) et rentre dans les faveurs du roi. Le mariage prestigieux de Baudouin avec une princesse carolingienne explique son ascension rapide par la suite. En 866, les comtes Enguerrand (de Gand, Tournai et Courtrai) et Régnier du Mempisque sont apparemment disgraciés et saisis de leurs territoires. La "marche de Flandre" est alors constituée pour Baudouin Bras de Fer, qui est investi du titre de marquis de Flandre [47].

Or, d’après la Chronique de saint-Bavon de Gand, Baudouin Bras de fer serait le fils d’un comte Odacer (+864) et le petit-fils d’un comte Enguerrand (+851) [48]. Il est tentant de faire de ce dernier l’ancêtre des Enguerrand des IXe, Xe et XIe siècles, mais cette partie de la chronique, composée tardivement, ne peut malheureusement être suivie sans réserve.

Les comtes de Hainaut des IXe et Xe siècles

Le comte Enguerrand de 853, disgracié en 866, est-il le même que celui ayant les faveurs du roi Charles le Chauve en 868 et 870 ? Rien ne permet de l’affirmer avec certitude : il pourrait en effet s’agir du même individu, revenu en grâce peu après, ou d’un proche parent (son fils ?). Nous penchons plutôt pour la première hypothèse [49], même si la seconde reste possible.

Suite à la mort du roi de Francie médiane Lothaire II (+869) et au partage de Meersen (870), l’attribution par le roi Charles le Chauve du Hainaut [50] à un comte de la région flamande - voisine du Hainaut - paraît logique : l’ancien comte de Gand, Courtrai, et Tournai, revenu en grâce, aurait pu se voir attribuer en compensation le Hainaut à cette occasion. Mais la perte rapide de la Lotharingie semble avoir mis fin prématurément à cette situation [51] : Régnier Ier - petit-fils de l’empereur Lothaire Ier - devient maître du Hainaut à la fin du IXe siècle, avant d’être disgracié [52]. C’est alors que le comte de Liuhgau Ségard/Sigard entre en scène [53] : il est mentionné comme comte de Hainaut dans plusieurs diplômes rédigés entre 908 et 920 [54], et ce malgré le retour en grâce de Régnier à la cour de Louis l’Enfant dans les premières années du Xe siècle, puis le rattachement temporaire de la Lotharingie au royaume de France entre 911 et 925. Et c’est seulement vers cette dernière date que les Régnier purent récupérer le Hainaut [55].

Ainsi, une lutte d’influence entre deux familles - les Enguerrand et les Régnier - s’est exercée sur le Hainaut en fonction du rattachement temporaire de ce comté à la Francie occidentale (870-880 et 911-925) ou à la Francie orientale (880-911 et à partir de 925). Une situation encore compliquée par les disgrâces des Régnier avec leur roi à la fin du IXe siècle et dans la seconde moitié du Xe siècle. Ainsi, nous proposons de rectifier partiellement la chronologie des comtes de Hainaut proposée par Léon Vanderkindere :

843-870 : un comte lotharingien inconnu (peut-être le comte Mosan Giselbert, père de Régnier Ier et gendre de Lothaire Ier ?).

870-880 : le comte Enguerrand Ier.

880-898 : le comte Régnier Ier (disgracié par Zwentibold en 898), mort en 915.

898-920 : le comte Ségard/Sigard de Liuhgau, mort en 920.

921-924/5 : le comte Enguerrand II.

924/5-932 : le comte Régnier II, mort en 932.

932-957 : le comte Régnier III au Long Col (disgracié par Brunon de Cologne en 857), mort en 973.

958-964 : le comte Godefroid de Juliers (duc de Basse-Lotharingie) [56], mort en 964.

964-973 : le comte Richer/Richard de Liuhgau, mort en 973.

973-974 : le comte Garnier de Zulpichgau et de la Hesbaie orientale [57], mort en 974.

974-998 : le comte Godefroid de Verdun, mort en 998 [58].

après 998 : le comte Régnier IV (998-1015), puis ses successeurs.

A moins d’identifier le personnage Guerri le Sor du poème Raoul de Cambrai avec le comte Sigard/Ségard de Hainaut - ce qui nous paraît peu probable, la forme des noms paraissant trop éloignée - celui-ci n’a jamais été comte de Hainaut, et seul son fils, Enguerrand, a porté ce titre entre 921 et 924/925. Il recouvrait ainsi probablement les titres de son ancêtre homonyme de 870.

Notre étude - avec ses différentes hypothèses - peut se résumer à l’aide du tableau généalogique simplifié n°2 [59].

Sur l’origine des comtes de Ponthieu du XIe siècle

Il est tentant d’identifier les comtes Enguerrand de Hainaut comme les ancêtres des comtes de Ponthieu du XIe siècle : plusieurs d’entre eux portent en effet le prénom Enguerrand [60], et si l’on suit l’étude de Régine Le Jan, ce prénom a pu être transmis depuis les ancêtres des IXe et Xe siècles jusqu’aux descendants du XIe siècle, aussi bien par l’intermédiaire des hommes que des femmes.

Remarquons en premier lieu que les territoires de ces comtes sont situés à proximité de ceux de puissants voisins que sont les comtes de Flandre, les comtes champenois, les ducs de Normandie (anciens comtes de Rouen), mais aussi les rois carolingiens puis capétiens. Aux Xe et XIe siècles, les comtes de Ponthieu sont tour à tour vassaux de ces différents voisins, et ils entretiennent de ce fait des relations tumultueuses avec eux. Nous sommes sur les confins normannos-picards (Talou, Vimeu, Ponthieu, Amiénois) et sur les confins flamands-picards (Montreuil, Boulonnais, Ternois, Artois).

Côté normand, Pierre Bauduin souligne que les marges de l’ancien pagus de Talou [61] ont vu l’implantation précoce de lignages français, avant et autour de l’an mil : selon lui, ces personnages se rattachent probablement à un large groupe familial fixé anciennement (fin du IXe-début du Xe siècle) dans des secteurs menacés par les invasions normandes et qui ont ensuite glissé d’une mouvance carolingienne ou capétienne à une fidélité partagée ou dans l’orbite normande [62]. En effet, le comté de Rouen, cédé aux Normands en 911 appartenait à la Neustrie, possession des Robertiens : les territoires situés en Talou, Vimeu et Ponthieu étaient dans la mouvance des Robertiens à cette époque. D’ailleurs, sous Richard Ier de Normandie, les interventions ducales ne dépassent guère la vallée de l’Eaulne [63]. Côté flamand, depuis la fin du IXe siècle, le comté de Ternois a été annexé par le comte de Flandre Baudouin II (879-918).

Mais revenons au témoignage précieux de Flodoard. Les comtes de Ponthieu du Xe siècle mentionnés par cet auteur sont Helgaud/Elgaud (av. 921-926) [64], le fils de celui-ci Herluin/Erlouin (926-945) [65] et enfin son petit-fils Roger (945-apr. 957) [66] ; Herluin est également désigné comme comte de Montreuil : son père et son fils ont peut-être eux aussi porté ce titre. Helgaud et Herluin furent les abbés laïques du monastère de Saint-Riquier [67]. Après 921, ils possèdent probablement aussi le comté de Vimeu [68]. Jusqu’en 940, ils dépendent des Robertiens, mais à partir de cette date, délaissés par Hugues le Grand et sujets aux convoitises du comte Arnoul de Flandre (918-965), ils se rapprochent du comte de Rouen Guillaume Longue-Epée (927/932-942). Cela n’empêchera pas leur entrée sous la dépendance du comte de Flandre Arnoul, dont ils deviennent peu après les vassaux. Ce dernier a d’ailleurs annexé l’Artois à la Flandre dès 931 [69], et il s’empare de l’Ostrevent en 952 : à cette époque, la Flandre va de l’Escaut à la Canche (Montreuil) ; l’ouest du diocèse de Cambrai lui appartient également [70]. L’étude des noms portés par les comtes de Ponthieu montre que ce comté n’appartenait pas à la même famille dans la première moitié du Xe siècle et au XIe siècle, mais la cause de ce changement de famille reste obscure : la première s’est-elle éteinte sans successeurs ? Nous ne pouvons l’affirmer, faute de sources relatives à la seconde moitié du Xe siècle.

Après la mort d’Arnoul Ier et celle prématurée de son fils Baudouin III (+964), le comté de Flandre, encore fragile, se désagrège rapidement, d’abord pendant la minorité d’Arnoul II, puis après sa mort (+988). Plusieurs lieux passent alors sous influence capétienne [71]. Vers 990, Robert le Pieux obtient Montreuil-sur-Mer en épousant Suzanne, veuve d’Arnoul II de Flandre, et il conserve ce port stratégique après avoir répudié sa femme. Le comté d’Ostrevent passe au comte de Hainaut [72], les comtés de Ternois et de Boulogne retrouvent leur indépendance, et certaines seigneuries s’érigent également en comtés indépendants [73].

C’est précisément dans ce contexte qu’émergent les comtes de Ponthieu du XIe siècle [74] : "Le fait marquant [..] est le recul de l’autorité des comtes de Flandre à la fin du Xe siècle, au profit des rois capétiens, des comtes de Ponthieu et de Boulogne. [...] Maître de Montreuil, le roi avait également mis la main sur la charge d’Avoué de Saint-Riquier et de Saint-Valéry-sur-Somme [75]. Vers 996, il désigna comme avoué de Saint-Riquier l’un de ses chevaliers, Hugues, auquel Hugues Capet avait [déjà] confié la forteresse d’Abbeville et donné sa fille en mariage. Le fils d’Hugues, Enguerran Ier, attesté pour la première fois vers 1026 [76], succéda à son père et, ajoute Hariulf, se contenta du nom d’avoué jusqu’à ce qu’ayant tué dans un combat le comte de Boulogne [77], il s’appropria le titre de comte, parce que sa femme était comtesse. Enguerran transmit le titre comtal à ses descendants. Dans la première moitié du XIe siècle, les avoués de Saint-Riquier et comtes de Ponthieu paraissent avoir servi le développement de l’influence royale sur la Picardie maritime et leur promotion n’a pas affecté leur fidélité à l’égard du Capétien." [78]

Hariulf, dans sa Chronique de Saint-Riquier, nous donne de précieux renseignements sur les comtes de Ponthieu du XIe siècle. Bien qu’il écrive un demi siècle à un siècle après les faits, il utilise comme source des écrits composés sous son prédécesseur, l’abbé Enguerrand de Saint-Riquier (v. 1010/7-1045) [79]. Or, ce dernier était un ancien moine du lieu, dont la présence est attestée dès 984, et qui était entré à Saint-Riquier avant les événements dont il fut le témoin oculaire en 980 [80]. Son frère, Gui, était quant à lui abbé de Forest l’abbaye, un autre monastère dans la mouvance des châtelains d’Abbeville et des comtes de Ponthieu [81]. La proximité d’espace et d’époque, ainsi que les prénoms Enguerrand et Gui invitent à considérer ces deux abbés comme les frères du châtelain d’Abbeville et avoué de Saint-Riquier, Hugues. Les comtes de Ponthieu du XIe siècle ont en effet la particularité de diffuser systématiquement les trois prénoms Enguerrand, Hugues et Gui à leurs progénitures, comme le montre le tableau généalogique n°3 [82].

L’implantation de cette famille à Abbeville et dans le Ponthieu serait donc antérieure à 980 [83] ; ainsi, le duc Hugues Capet - devenu roi seulement en 987 - puis son fils Robert le Pieux n’auraient fait qu’étendre les droits de cette famille sur une région où elle parait déjà bien établie avant l’accession des Capétiens au trône.

On peut émettre l’hypothèse que l’avoué de Saint-Riquier et châtelain d’Abbeville, Hugues, est un descendant des comtes Enguerrand de Hainaut, peut-être par les cadets ou par les femmes. Cela expliquerait la présence du prénom Enguerrand chez ses descendants : en effet, on ne trouve pas ce nom chez les ancêtres Robertiens de sa femme, Gisla, fille d’Hugues Capet. On peut d’ailleurs se demander si le prénom du personnage "Guerri le Sor" apparaissant dans Raoul de Cambrai ne correspond pas à celui de Gui, que l’on retrouve fréquemment chez les comtes de Ponthieu. Quant au nom du père du châtelain Hugues, de l’abbé Enguerrand de Saint-Riquier et de l’abbé Gui de Forest l’abbaye, gageons qu’il était probablement l’homonyme de l’un de ces trois individus...

Dans son chapitre sur la stratégie matrimoniale, Régine Le Jan cite plusieurs cas de personnages de petite noblesse (seigneurs locaux, guerriers valeureux) du Xe siècle ayant épousé des femmes de noblesse beaucoup plus importante afin de doubler des liens de fidélité préexistants [84]. Le cas des comtes de Ponthieu y est abordé [85]. Le châtelain d’Abbeville Hugues était sans doute de noblesse inférieure à celle de son épouse Gisla - qui n’était pas fille de roi au moment de son mariage, mais qui cousinait avec les Ottoniens et les Carolingiens. Mais il n’était pas pour autant de petite noblesse, puisqu’il semble descendre des comtes de Hainaut, dépossédés de ce territoire depuis 924/925 du fait de son rattachement à la Francie orientale (Germanie)...

Les liens tumultueux des comtes de Ponthieu avec la Normandie (1030-1100)

Dès 1010 et 1017, à la requête de l’abbé Enguerrand, le duc Richard II de Normandie donne l’église d’Equemauville au monastère de Saint-Riquier et demande à être associé avec ses fils à ce monastère [86]. Cet acte témoigne d’une première tentative de rapprochement entre les ducs de Normandie et les futurs comtes de Ponthieu. Par ailleurs, l’instauration du comté d’Eu, au début du XIe siècle, suggère un rétablissement récent de l’autorité normande sur les confins de la Normandie, au-delà de l’Eaulne et jusqu’au Vimeu [87]. Vers 1031-1032, Gilbert de Brionne - fils de Geoffroy de Brionne et petit-fils du duc Richard Ier de Normandie -, récemment promu comte d’Eu [88] conduit une opération contre le Vimeu, mais subit une cuisante défaite face au comte de Ponthieu Enguerrand Ier [89]. L’intervention de Gilbert en Vimeu s’explique probablement par la prise de main des comtes de Ponthieu sur Aumale : Hugues II de Ponthieu, fils d’Enguerrand Ier de Ponthieu [90], vient d’épouser Berthe d’Aumale, la fille de Guérinfroid, Seigneur d’Aumale et fondateur de la collégiale d’Auchy. Or, l’essentiel du territoire où s’établit la châtellenie d’Aumale appartient au pagus franc de Vimeu [91] : Gilbert de Brionne cherchait manifestement à contrer l’expansion des comtes de Ponthieu vers la Normandie. A cette époque, leur puissance ne cesse de grandir ; le comte Enguerrand Ier de Ponthieu et son fils Hugues II possèdent des terres sur les confins normanno-picards [92]. Enfin, les comtes de Ponthieu s’implantent également solidement dans le nord de l’Amiénois, en Vicogne, à partir du milieu du XIe siècle [93] : leur présence s’étend donc sur l’ensemble du diocèse d’Amiens.

Après l’épisode de Vimeu/Aumale en 1031-1032, et entre 1048 et 1052, le rapprochement entre la Normandie et le Ponthieu se manifeste à la fois dans les actes diplomatiques et par des alliances matrimoniales :

 Le duc Guillaume de Normandie (1035-1087), le comte Baudouin V de Flandre (1035-1067) et le comte Enguerrand Ier de Ponthieu [94] souscrivent ensemble à Senlis un diplôme du roi Henri Ier de France (1031-1060) pour l’abbaye Saint-Médard-de-Soissons, daté du 23 mai 1048 : Guillaume était alors redevable à Henri de l’intervention royale en sa faveur à Val-ès-Dunes en 1047 et il restait en 1048-1049 un allié précieux pour le roi contre le comte d’Anjou Geoffroy Martel II (1040-1060) [95].

 Le duc Guillaume de Normandie (1035-1087), suivant l’exemple de son grand-père Richard II, confirme par un jugement du 30 octobre 1048 l’église d’Equemauville à l’abbaye de Saint-Riquier [96].

 Vers la même époque, le comte de Talou, Guillaume d’Arques - fils du duc Richard II de Normandie - épouse une fille du comte Hugues II de Ponthieu [97].

 Enfin, le comte Enguerrand II de Ponthieu épouse Adélaïde, la soeur du duc de Normandie Guillaume-le-Bâtard, entre 1050 et 1052 [98].

Ainsi, vers 1050, la maison de Normandie est très liée à celles qui contrôlent les rivages picards et flamands : Aliénor, la soeur de Robert le Magnifique avait épousé le comte Baudouin IV de Flandre après 1030 et Guillaume le Bâtard vient d’épouser la fille de ce dernier, Mathilde.

La révolte du comte de Talou, Guillaume d’Arques, vraisemblablement au début de l’année 1053, change la donne. Guillaume d’Arques avait conservé de solides attaches avec les comtes de Ponthieu et de Boulogne, tous deux ses parents, et il n’est pas exclu qu’il fut l’artisan du mariage d’Adélaïde de Normandie avec le comte Enguerrand II de Ponthieu, fidèle allié du roi capétien. L’alliance flamande, puis la rupture entre Guillaume le Bâtard et Henri Ier de France rejettent Eustache II de Boulogne (1047-1087/93) et Enguerrand II de Ponthieu dans le camp des adversaires de la Normandie. Derrière la révolte de Guillaume d’Arques - soutenu par son frère l’archevêque Mauger de Rouen - se cache sans doute une divergence de fond sur la politique menée par le duc Guillaume. Devenu l’allié du comte d’Anjou (en octobre 1052), Henri Ier soutient ouvertement la révolte de Guillaume d’Arques contre le duc de Normandie. Enguerrand II, en allant au secours de Guillaume d’Arques, trouve la mort dans un combat livré à Saint-Aubin-sur-Scie, en octobre 1053 ; Guillaume d’Arques est contraint de prendre la fuite : il se réfugie alors chez son parent Eustache II de Boulogne.

Ce revers ne décourage pas le roi Henri Ier de France, qui engage une nouvelle campagne dès la fin de l’hiver suivant. Tandis que le roi mène des opérations en Evrecin, une partie de l’ost royal, commandée par Eudes, frère d’Henri - assisté du comte de Clermont et de Raoul IV de Valois - s’avance en direction du pays de Caux et est défaite à Mortemer en février 1054 : dans l’ardeur de venger son frère, le nouveau comte de Ponthieu, Gui, tombe aux mains des Normands. Gardé en captivité durant deux ans à Bayeux, il ne peut recouvrer la liberté qu’après avoir prêté hommage à Guillaume le Bâtard, promettant au duc de Normandie de lui rester fidèle et d’accomplir son service avec cent chevaliers chaque fois que cela serait nécessaire [99]. Vassal du duc de Normandie, le comte de Ponthieu n’en reste pas moins dans la mouvance du roi de France. La présence de Gui au sacre de Philippe Ier en 1059 et ses nombreuses souscriptions dans les diplômes royaux sur la période 1060-1077 montrent que le comté de Ponthieu reste dans une zone d’influence royale désormais resserrée au nord de la France. Inversement, Gui fréquente peu la cour normande, et ses relations avec Guillaume le Bâtard ne sont pas exemptes de tensions [100], du moins jusqu’à la conquête de l’Angleterre. En effet, le point de départ de celle-ci, en 1066, fut le port de Saint-Valéry-sur-Somme, situé dans l’ancien pagus de Vimeu : la ville appartenait alors vraisemblablement au comte Gui de Ponthieu. D’après le poème de l’évêque Gui d’Amiens (1058-1078) [101] - oncle de Gui de Ponthieu - Hugues, le frère du comte, aurait lui-même participé à cette expédition et à la bataille d’Hasting.

A la fin de son règne, Guillaume le Conquérant élabora une combinaison matrimoniale destinée à faire entrer définitivement le comté de Ponthieu dans l’orbite Normande. D’après Ordéric Vital, le duc aurait organisé peu avant sa mort (1087) le mariage entre Robert II de Bellême et Agnès, fille et héritière de Gui de Ponthieu : la manœuvre était destinée à faire glisser le comté de Ponthieu dans l’orbite normande par l’intermédiaire des Montgommery. Le mariage, célébré avant 1093, permit à Robert II de Bellême de récupérer l’héritage de Ponthieu après la mort de son beau-père, Gui, survenue le 13 octobre 1100 [102].

Sur l’origine des comtes de Saint-Pol (sur Ternoise), des comtes d’Hesdin et des seigneurs de Lillers

Au XIe siècle, du fait de l’émerg

ence de seigneurs locaux, le Ternois se divise en plusieurs comtés : le comté de Ternois, s’il existe toujours, est réduit à l’est et au sud par la constitution des comtés de Saint-Pol-sur-Ternoise et d’Hesdin. Les comtes de Saint-Pol, qui apparaissent à cette époque, attribuent les prénoms Enguerrand, Hugues et Gui à leur descendance. Une parenté avec leurs voisins, les comtes de Ponthieu, semble donc très probable (tableau généalogique n°4 [103]).

L’hypothèse la plus séduisante est de voir l’épouse de Roger de Saint-Pol (+1067), Hadewide/Adelvide, comme une fille d’un comte des Ponthieu du XIe siècle [104], car le prénom Hugues est diffusé dès la génération suivante [105]. Cependant, nous n’avons pu retrouver à ce jour de traces écrites permettant d’accréditer cette hypothèse.

On retrouve également le prénom d’Enguerrand chez les comtes d’Hesdin à la fin du XIe siècle, sans que ce prénom soit ensuite diffusé : le comte Enguerrand d’Hesdin, fils de Gauthier [106] d’Hesdin, est attesté en 1079 et en 1094 : une parenté avec les comtes de Ponthieu ou de Saint-Pol semble donc très probable.

Enfin, le nom d’Enguerrand apparaît lui aussi chez les seigneurs de Lillers dans le dernier tiers du XIe siècle. L’un d’eux fonde l’abbaye de Ham-en-Artois [107] en 1093 [108]. Une parenté avec les comtes de Ponthieu ou de Saint-Pol est là encore envisageable. Peut-être s’agit-il du fils du comte de Saint-Pol, Hugues II (1083-1130/1).

Les comtes de Saint-Pol, qui émergent au XIe siècle, étendent ensuite leur autorité sur l’ensemble du Ternois, puisqu’ils prennent apparemment le titre de comte du Ternois au XIIe siècle : en 1145, le comte Enguerrand de Ternois, sans doute identifiable au comte Enguerrand de Saint-Pol (1141-1152), intervient dans plusieurs lettres et chartes en faveur de l’abbaye d’Eaucourt-sur-Somme, située dans le comté de Ponthieu [109], au sujet des biens que l’abbaye possède à Grandcourt [110]. Le comte Gui de Saint-Pol, qui lui est sans doute apparenté, confirme par lettres divers droits de ladite abbaye en août 1225.

Sur l’origine des Sires de Coucy

Il convient à présent de s’intéresser à une autre famille, responsable de la diffusion du prénom Enguerrand, et dont les ancêtres étaient probablement eux aussi les comtes du Hainaut des IXe et Xe siècles. Selon Dominique Barthélémy, "Enguerran Ier de Coucy marche sur les trace de quelques homonyme" des IXe, Xe et XIe siècles auxquels il pourrait bien se rattacher : il s’agit grosso modo des homonymes que nous avons précédemment indiqués, grâce aux témoignages de sources contemporaines, tant annalistiques que diplomatiques. Ainsi, la recherche des origines d’Enguerrand Ier de Coucy pourrait expliquer son action en Laonnois et permettre de définir "sa place dans un groupe de parenté plus vaste, manifestement de haute aristocratie" et établi dans le nord de la France, entre Picardie et Flandre [111].

En épousant Ade de Marles vers 1079, Enguerrand de Boves s’empare de Coucy [112] au détriment du premier mari de celle-ci, Aubry de Coucy [113] : les circonstances de ce coup de mains sont exposées et expliquées en détail par Dominique Barthélémy [114]. Il est difficile de déterminer si Enguerrand Ier intervient pour la première fois dans le Laonnois en 1079, ou s’il a opéré dans cette région avant cette date. Les trois châteaux de Coucy, Marle et la Fère, réunis entre 1047 et 1095 - à une date qu’il a été jusqu’ici impossible de déterminer - appartiennent en effet à Enguerrand de Boves en cette fin de XIe siècle. Avant d’asseoir sa puissance sur Coucy, Enguerrand Ier et son père Dreux avaient la mainmise sur la seigneurie de Boves [115], dans le comté d’Amiens, d’où est tiré leur nom. Enguerrand s’empare plus tard - probablement après la mort du comte Raoul d’Amiens-Valois-Vexin (+1074) et la retraite de son fils Simon (+1080) - du comté d’Amiens, et il intervient épisodiquement dans les deux autres pagi de son prédécesseur, en Vexin [116] et en Valois [117]. Vers 1098/9, le Sire de Coucy tente également de s’emparer du comté de Porcien en épousant Sibylle, la femme de Geoffroy de Namur, alors parti en Croisade : il gardera la femme, mais perdra finalement le Porcien [118]. Le mariage entre manifestement parmi les méthodes d’accroissement de territoire employées par ce personnage, puis par son fils Thomas de Marle. Remarquons au passage que le Sire de Coucy est apparenté à l’archidiacre de Soissons, puis évêque de Laon homonyme, Enguerrand II (1097/8-1104) [119].

L’expansion selon un axe transversal Ouest-Est, au départ de Boves et de l’Amiénois et jusqu’au Laonnois-Porcien, est manifeste dans la stratégie d’action d’Enguerrand Ier de Boves et de Coucy. Pour cette raison, faut-il voir en Hugues et Dreux de Boves (père et grand-père d’Enguerrand Ier de Coucy) des parents des comtes de Ponthieu, établis dans le diocèse d’Amiens dès la fin du Xe siècle ? Hugues (de Boves ?) pourrait-il être un fils du châtelain Hugues d’Abbeville et un frère du comte Enguerrand Ier de Ponthieu ? La présence des deux prénoms Hugues et Enguerrand chez les seigneurs de Boves permet d’entrevoir cette possibilité. Les deux familles diffusent également le prénom Robert, prénom typique des familles attestant d’origine Robertienne/Capétienne. Malheureusement, à notre connaissance, aucune source écrite ne permet d’accréditer ce qui ne reste ici qu’une hypothèse. On remarquera toutefois que Dreux [120] de Boves apparaît près d’Amiens à l’époque où les comtes de Ponthieu s’établissent en Vicogne, au nord d’Amiens [121] et où Gui de Ponthieu est archidiacre (av. 1045) puis évêque (1058-1075) de cette cité. Suivant notre hypothèse, il faudrait voir en Dreux et en Gui des cousins germains... Une généalogie simplifiée des Sires de Coucy est présentée dans le tableau n°5 [122].

Nous terminerons en abordant le cas du Sire Enguerrand Ier de Pierrepont (en Laonnois), contemporain du Sire Enguerrand Ier de Coucy : la parenté entre les deux sires voisins et homonymes n’a pu être établie à ce jour [123]. Elle est cependant fort probable. Mais contrairement aux Sires de Coucy, les Sires de Pierrepont ne propagèrent pas le prénom d’Enguerrand dans leur descendance par la suite. On retrouve cependant chez eux les prénoms Hugues [124], Gui [125] et Robert [126]. De nombreuses hypothèses restent envisageables : la mère d’Enguerrand Ier de Pierrepont était peut-être par exemple apparentée aux Seigneurs de Boves et aux Sires de Coucy, eux-mêmes sans doute liés aux comtes de Ponthieu et aux comtes d’Amiens-Vexin-Valois [127]. Seule une étude approfondie des sources contemporaines permettrait peut-être de résoudre cette délicate question.

Conclusion

Notre étude montre l’implantation primitive des Enguerrand sur la frontière entre la Francie occidentale et la Francie médiane (pagi de Gand, de Courtrai et de Tournai) entre 853 et 866, et plus vraisemblablement depuis le partage de Verdun (843) jusqu’à la constitution du marquisat de Flandre pour Baudouin Ier Bras de Fer en 866.

Les Enguerrand apparaissent ensuite dans le Hainaut chaque fois que le comté fut momentanément intégré à la Francie occidentale, c’est-à-dire entre 870 et 880, puis entre 911 et 925 : la première fois à partir de 870, la seconde de 921 à 924/5. Leur disparition de ce territoire coïncide précisément avec le rattachement du comté de Hainaut à la Francie orientale (future Germanie), d’abord de 880 à 911, puis après 925.

Ces deux cas montrent l’implantation des Enguerrand sur des frontières stratégiques : leurs qualités de guerriers et de défenseurs fidèles du roi étaient donc reconnues aux IXe et au début du Xe siècle par les Carolingiens de l’ouest.

On ne sait où fut possessionnée cette famille après 925. Le nom Enguerrand apparaît encore épisodiquement sur Soissons, Laon et Cambrai entre 932 et 965. Mais il ne s’agit ici que de clercs, d’évêques et d’abbés, et non plus de comtes ou de seigneurs locaux. Il semble que la famille - ou du moins l’une de ses branches - apparaisse à la fin du Xe siècle et autour de l’an mil en la personne d’Hugues, gendre d’Hugues Capet, châtelain d’Abbeville et avoué de Saint-Riquier. Elle était visiblement installée dans le diocèse d’Amiens, et plus précisément dans le comté de Ponthieu, autour d’Abbeville, dès avant 980. Cette famille a-t-elle été placée sur les confins normanno-flamands pour éviter l’expansion des comtes de Rouen et des comtes de Flandre, tout en conservant un accès à la mer et en assurant la protection du littoral maritime ? Rien ne permet de l’affirmer. On constate cependant une fois encore l’implantation de cette famille sur une frontière stratégique. Les comtes de Ponthieu et de Vimeu du XIe siècle sont tous issus de ce proche d’Hugues Capet, avoué de Saint-Riquier et peut-être aussi de Forest l’Abbaye, puisque plusieurs de ses parents semblent attestés comme abbés à cet endroit.

C’est probablement des comtes de Ponthieu du XIe siècle que sont issus les Enguerrand apparaissant dans les comtés voisins à partir du milieu et dans la seconde moitié du XIe siècle : 

 Au nord du Ponthieu, ce prénom se retrouve dans le Ternois chez les comtes de Saint-Pol-sur-Ternoise et les comtes d’Hesdin, mais aussi chez les seigneurs de Lillers. 

 A l’est du Ponthieu, d’abord à Boves dans l’Amiénois, puis dans le Laonnois, chez les Sires de Coucy et de Pierrepont.

Seule l’étude des chartes et des actes diplomatiques restés inédits devraient permettre d’établir plus précisément les liens unissant ses différentes familles. Pour ce faire, une prospection dans les archives départementales de la Seine-Mariti

me, de la Somme et de l’Aisne, ainsi que dans les fonds anciens des bibliothèques de ces départements serait vraisemblablement fructueuse. Les fonds de la bibliothèque nationale de France ne doivent pas non plus être négligés.

Terminons en rappelant que la diffusion du prénom Enguerrand peut résulter tant de mariages que d’acquisitions territoriales, et notamment par les fils cadets [128] : elle est donc probablement imputable aussi bien aux hommes qu’aux femmes.

Les pagi de la province de Reims

les comtés et lieux évoqués dans l’article

Bibliographie

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