Hugues de Pierrepont et le roman de style Gothique

par Nicolas Stephant

Jusqu’à présent, "l’arbre de Feugère", document familial issu de documents plus anciens (probablement perdus pendant la dernière guerre , peut-être avec le chartrier de Gonneville) et ses sources filles faisaient un lien entre les familles de Pierrepont du Laonnois et du pays de Bray (Pierrepont en Grandcourt dans le canton de Londinière) et il était bien difficile de trouver des indices en faveur de ce lien.

Après avoir cherché à mieux connaître le groupe du pays de Bray, plus obscur pour l’histoire, nous sommes parvenu à la conclusion que c’est de lui que sont issus Robert et Geoffroy de Pierrepont qui ont accompagné Guillaume de Varenne à la conquête anglaise de 1066. En examinant l’étendue des possesions de ces deux frères en Angleterre et celles toujours proches de Renaud de Pierrepont qui devait avoir un lien étroit avec eux, nous avons acquis la conviction qu’ils avaient une place de 1er plan dans l’entourage de Guillaume de Varenne et qu’il y avait même une probabilité non négligeable qu’il ait existé un lien familial entre cette grande famille seigneuriale normande et eux. Ceci principalement grâçe au Domesday book, recensement anglais d’une grande précision qui a suivi de près la conquête de l’Angleterre [1].

La charte de fondation de l’abbaye du tréport en 1059 [2] nous montre les mêmes frères, généreux donateurs de la dîme de Cuverville en tant qu’arrière vassaux du comte d’Eu. Ceci montre qu’ils avaient non seulement un rôle éminents auprès de Guillaume de Varenne mais aussi des intérêts sur les terres du comte d’Eu autre grand feudataire du duché de Normandie. Cette double position s’explique très bien quand on s’aperçoit que Grandcourt (et donc Pierrepont en Bray) balance entre l’influence des deux comtés de Varenne et d’Eu ; à la fois siège d’une baronnie d’Eu et place-forte des de Varenne dont le centre de la puissance se trouvait lui à Bellencombre (Il est toutefois difficile pour le moment de préciser si Grandcourt a connu ses deux influences ensembles ou alternativement) [3] [4] [5].

En prenant connaissance des travaux universitaires de Rita Lejeune [6] et Lydie Louison [7] sur l’oeuvre d’un trouvère du XIIe siècle nommé Jean Renart, nous avons trouvé dans le roman "l’Escoufle" une évocation de la Normandie où l’on retrouve presque point par point les personnages et les lieux évoqués ci-dessus. Les deux scientifiques décrivent un auteur politiquement engagé dans le parti anglo-normand du début du XIIe siècle dont on va retrouver les plus importants protagonistes en face des français de Philippe Auguste à la bataille de Bouvines : l’empereur Othon IV, neveu du roi Richard coeur-de-lion, et le comte de Boulogne Renaud de Dammartin qui a reçu en 1204 (année de la reconquête de la Normandie sur les anglais par Philippe Auguste) une partie des terres du comte de Varenne ce dernier ayant du choisir de les abandonner pour rester fidèle au roi anglais et conserver ainsi ses biens beaucoup plus importants outre-Manche. Sous couvert d’un roman d’aventure, l’auteur glorifie le roi Richard coeur-de-lion reconnaissable à travers le héros du roman le comte Richard de Montivilliers. L’une des caractéristique de l’auteur est de décrire de façon très précise un grand nombre de lieux réels que traversent ses personnages et de conserver une vraisemblance historique solide même si elle cryptée à travers l’artifice de personnages de roman. L’oeuvre a, en fait, un double objectif artistique et politique à l’image du roi Richard acteur politique de tout 1er plan et grand mécène des troubadours autant que troubadour lui-même.

Sa description de la Normandie est curieusement limitée à une zone géographique fort restreinte qui comprend le comté de Varenne, le comté d’Eu, les villes de Rouen et Montvilliers qui en sont proches et l’évêché de Lisieux également proche de cette zone. Cette évocation se faisant à travers les personnages du comte de Varenne, du comte d’Eu, de l’évêque de Lisieux et du sire de Bellencombre qui représentent, pour l’auteur, le gotha de la Normandie. Jean Renart aurait pu citer beaucoup d’autres noms, plus réputés et plus influents en Normandie pour représenter la cour du roi Richard ; nous savons qu’il est capable de bien plus de précision pour d’autres lieux et d’autres personnages en particulier dans l’évêché de Lièges, en Picardie et dans les terres d’empire, au point que Rita Lejeune a pu identifier l’auteur qui se cache sous le pseudonyme de Jean Renart au prince évêque de Lièges : Hugues de Pierrepont. Hugues de Pierrepont est un membre de la famille du laonnois, fils d’Hugues dit Vanault et de Clémence de Rethel mais se qui saute aux yeux c’est qu’il décrit la Normandie comme un Pierrepont du pays de Bray en citant les lieux où ils vécurent et les personnages dont ils étaient les vassaux. Il y a là plus qu’une coïncidence car Jean renart alias Hugues de Pierrepont, nous présente une sorte de condensé des noms-clé de notre recherche sur les Pierrepont du pays de Bray.

Il faut remarquer toutefois qu’il n’est pas très précis dans sa description, ce que Rita Lejeune relève à d’autres endroits du récit et l’explique par le fait qu’Hugues de Pierrepont n’a jamais été dans ces lieux, alors qu’il produit des descriptions saisissantes de détails pour les lieux et les personnages qu’il a fréquenté. Deux hypothèses peuvent alors expliquer le choix curieusement spécialisé qu’il a fait pour la Normandie. La première serait qu’il a choisi d’évoquer Renaud de Dammartin à travers ses possessions normandes (très récentes) afin de faire allusion à ce personnage qu’il soutient. Allusion appuyée par trois fois puisqu’il cite le comte de Varenne, le sire de Bellencombre et la terre de Montivilliers ; l’allusion est vraiment très lourde et tant d’insistance n’est pas du style habituel de l’auteur. Deuxième hypothèse, Hugues de Pierrepont connaît mal la Normandie et il rassemble les souvenirs qu’il peut en avoir pour l’évoquer. Ces souvenirs, sont ceux de ses ancêtres et particulièrement ceux de sa grand-mère Aélis de Pierrepont (ou d’autres personnes de sa famille ou des documents familiaux) qui lui a raconté les origines normande de sa lignée au coeur du pays de Bray entre Eu et Varenne et les noms des grands seigneurs qui en étaient les maîtres ; Comment expliquer autrement cette citation de la sieurie de Bellencombre qui ne semble pas très connue au XIIIe siècle (Les Varenne sont plus présents en Angleterre qu’en Normandie depuis la conquête) alors qu’elle occupait une place majeure dans la vie des Pierrepont du XIe siècle (peut-être même ont-ils eu la garde de cette place à certain moment, après la conquête). Quand à l’évêque de Lisieux, il est difficile de faire un lien entre lui et Hugues de Pierrepont au XIIIe siècle mais il faut remarquer qu’au XIe siècle il s’appelait Hugues d’Eu, frère du comte d’Eu suzerain des Pierrepont de Bray.

Cette dernière hypothèse a notre préférence et nous pensons qu’ainsi Jean Renart commet peut-être le seul anachronisme de son oeuvre si cohérente par ailleurs en nous montrant une icône normande du XIe siècle au milieu d’un récit se déroulant dans l’espace du XIIIe siècle. Peut-être, mais nous ne le savons pas, y avait t-il d’ailleurs des liens de vassalité entre Hugues de Pierrepont ou les membres de sa famille et Renaud de Dammartin récupérateur des terres normandes du suzerain des Pierrepont du pays de Bray ce qui aurait pu orienter l’implication du prince-évêque de Liège dans son parti. Rita Lejeune [8] écrit son indécision concernant ces personnages normands de l’Escoufle et avoue ne pas être bien sûre qu’ils soient contemporains ajoutant même :"ils avaient sans doute une portée plus générale, ils évoquaient des familles connues non des individus.....Jean Renart avait bien quelque raison si obscure quelle fût de citer ces noms plutôt que d’autres." Peut-être que si elle avait eu connaissance de "l’arbre de Feugère" elle aurait été moins indécise. Les recherches impliquées par ce nouvel apport n’en sont encore qu’au début et nous ne doutons pas d’obtenir bientôt des résultats intéressants sur la vie d’Hugues de Pierrepont et son histoire familiale.

Nicolas STEPHANT

[1] Domesday book : http://www.nationalarchives.gov.uk

[2] Charte de fondation de l’abbaye du Tréport 1059

[3] La Normandie Tome 1er 1862 "Notes historiques sur la vallée de l’Hyère" D Dergny

[4] The record of the house of Gournay par Daniel Gurney 1845

[5] Essai historique et archéologique sur le canton de Londinières par l’abbé Jean-Eugène Decorde en 1851

[6] Rita Lejeune : "Le roman de Guillaume de Dole et la principauté de Liège" dans : cahiers de civilisation médiévale T17 1974.

[7] Lydie Louison : "Relecture de l’Escoufle et de l’histoire pour dater le premier roman de Jean Renart" dans : Moyen-âge 2000 Vol 106 3-4

[8] Rita Lejeune, L’œuvre de Jean Renart, Genève, 1968