Hugues de Pierrepont le carolingien

par Nicolas Stephant

Descendant de Charles de Lorraine, Hugues de Pierrepont semble refuser la domination capétienne et continuer l’oeuvre carolingienne.

Hugues de Pierrepont a pu très facilement s’imprégner du mythe carolingien à travers son histoire personnelle et sa situation au coeur géographique et historique de la famille de Charlemagne.

Des travaux récents ont montré que des textes étrangers élaborés à partir de chansons de geste françaises peuvent être relié à l’évêque de Liège (1200-1229) Hugues de Pierrepont également connu sous le pseudonyme du troubadour Jean Renart. G.A Beckman [1] pointe l’importance que prend Pierrepont dans l’Aisne dans la branche I de la Karlamagnus saga et les versions flamandes de Flovent et de Renaut de Montauban et en conclut que Hugues de Pierrepont pourrait être pour quelque chose dans les textes français qui ont servi de référence à ses versions étrangères ultérieures. Dans ces textes, le personnage d’Aymon, seigneur de Pierrepont, qu’il a conquit en combattant le traitre Varner et époux de Aye (veuve de ce même Varner et fille de Manasses le comte de Laon ou encore soeur de Charlemagne) joue le rôle principal ce qui devait avantageusement flatter l’orgueil de la famille de Pierrepont qui pouvait se prévaloir ainsi d’un prestige carolingien éclatant. Il y a d’ailleurs un fond de vérité dans cette version puisque le grand-père d’Hugues de Pierrepont, Hugues de Montfélix, a en effet gagné cette terre en épousant Aélis de Pierrepont qui la détenait pour avoir survécu à ses frères morts sans postérité et que leur fils Hugues, en épousant Clémence de Rethel [2], a apporté à ses hoirs le sang carolingien de cette descendante des comtes de Namur. Notons d’ailleurs qu’il n’est pas exclu que Hugues de Montfélix soit lui-même de sang carolingien puisqu’il pourrait bien être parent des chatelains de Vitry.

Cet Hugues de Montfélix semble, de prime abord, un personnage bien obscur qui, vers 1120, s’était emparé, de manière brutale, d’une partie des terres de l’abbaye lorraine de Gorze à Vanault le chatel dans le Perthois pour y construire un chateau. Il nous semble intéressant de souligner, à l’instar de Michel Bur1, [3] que ce personnage était sans doute lié aux chatelains de Vitry par des liens du sang. En effet, l’usurpation des terres de Vanault, si elle n’a pas du être difficile à réaliser pour une troupe d’hommes de guerre face à un prévot isolé de sa lointaine abbaye, s’est révélée difficile à faire entériner sur le terrain du droit lorsque l’abbaye a porté l’affaire devant le pape au concile de Reims de 1131. Même en considérant l’éloignement d’une abbaye située en Lorraine et la situation de Vanault situé dans le royaume de france, un aventurier sans droit sur cette terre n’aurait pas pu réussir un tel coup de force sans des appuis politiques solides car le comte de Champagne n’aurait pas du tolérer une entorse si flagrante au droit féodal sur ses terres. Or c’est ce même comte de Champagne qui attestera l’accord (en compagnie de l’évêque de Chalon) avalisant l’usurpation de Vanault en échange du repentir « sincère » de l’usurpateur en 1138. Ceci laisse à penser que le coup était soutenu puissamment et que les moines de Gorze ont finalement été forcé de reconnaître leur impuissance à le contrer autrement qu’en accordant l’avouerie de Vanault au « voleur » et à ses descendants. En réalité, cette affaire semble avoir des racines temporelles très profondes ; le domaine de Vanault fut donné à l’abbaye de Gorze au VIIIe siècle par Chrodegang évêque de Metz alors que les deux territoires étaient réunis sous la même suzeraineté carolingienne. Par la suite, certaines terres de l’abbaye furent détournées par des abbés laïcs ce qui fut le cas pour Vanault que le comte d’Ardennes, Bivin, abbé laïc de 855 à 863, transmit dans sa famille et notamment à son petit-fils le comte Boson. Ce personnage était le neveu du roi de Provence homonyne, fils d’un duc, neveu d’une impératrice et frère du roi de france Raoul ; il vivait à l’époque où la Lorraine devenait terre d’empire à la suite de sa perte par Charles le simple ; Henri 1er l’oiseleur affermissait son emprise sur ce territoire et Raoul, roi de France, ne parvenait pas à l’éviter. Boson, d’après Jean de Saint Arnoul, [4] ambitionnait de récupérer l’ancien royaume lotharingien et affichait son mépris pour Henri 1er l’oiseleur. Cette disposition d’esprit n’est pas étonnante si l’on considère que Boson était un carolingien et que l’empereur était un saxon d’une nouvelle dynastie ayant précisément remplacé les carolingiens ; Boson, ne réussira pas dans son entreprise de récupérer la vieille terre au centre du pouvoir de ses ancêtres et il mourra dans un combat en 935. [5] Ce comte Boson, persuadé de la valeur de son droit hérité de ses ancêtres, a donc lutté contre l’empereur (a qui il avait prêté hommage) : nous avons là, à nouveau, un vassal révolté contre l’empereur mais, cette fois, il ne s’agit pas d’une chanson de geste ; notons tout de même qu’il s’agit également d’une maison Ardennaise.

Juste avant sa mort, en 935, Boson va restituer Vanault à Gorze ce que va confirmer Adalbéron 1er l’évêque de Metz [6] dans une charte de 936. [7] L’histoire de cette restitution est celle d’un miracle ; Boson refuse d’abord de rendre Vanault mais il tombe malade et finit par céder ce dont il se trouvera bien puisqu’il guérira. L’abbé de Gorze fera de lui l’avoué de l’abbaye pour Vanault, c’est à dire exactement le même titre que prendra plus tard Hugues de Montfélix à la fin de sa transaction avec les moines. [8] Bien entendu nous avancons l’hypothèse qu’Hugues de Montfélix a agit en vertu des droits de ses ancêtres sur Vanault en supposant qu’il descende d’une manière où d’une autre du comte Boson. Ceci n’est pas prouvé mais reste probable puisque que le comte Boson détenait le château de Vitry (ce qui renforce la remarque de Michel Bur envisageant qu’Hugues de Montfélix puisse descendre des chatelains de Vitry). Sur le terrain du droit, l’usurpation peut alors être appellée « récupération » et elle s’effectue au moment politique opportun puisque la terre de Vanault est prise à des moines de Lorraine (en terre d’empire) alors qu’elle se situe dans le royaume de France. Le comte de Champagne peut ainsi secouer cette tutelle étrangère sur ses terres en arguant qu’Hugues de Montfélix est fondé dans sa démarche ; il s’empare ainsi de Vanault en sauvegardant les apparences. Il n’est plus besoin de chercher comment un comte de Champagne pouvait cautionner un vol de terre avec violence commis par un aventurier.

Dans cette hypothèse où Hugues de Montfélix descendrait des chatelains de Vitry, le mariage ultérieur de son fils, Hugues de Pierrepont, avec Clémence de Rethel semble également plus facile à comprendre puisque les deux maisons de Rethel et de Vitry viennent de fusionner lors du mariage d’Eudes de Vitry, comte de Rethel (1124 -1158), et Mathilde de Rethel héritière du comté. Hugues de Pierrepont alias Jean Renart descend ainsi de la maison d’Ardenne par sa mère [9] et d’une autre grande maison ardennaise par son père ; [10] maisons dont on sait qu’elles ont tenté vainement (pour certains de ses membres au moins) de conserver l’héritage carolingien de leurs ancêtres face à la dynastie impériale de Saxe. Vanault a peut-être été finalement le seul territoire récupéré par cette famille 200 ans plus tard ce qui a pu faire l’objet de plus d’une histoire à la veillée dans la jeunesse du futur Jean Renart.

Si tout ceci se vérifie il sera intéressant d’étudier de plus près la survivance, au XIIe siècle, d’un noyau de familles carolingiennes se considérant encore spoliées par les avènements de maisons princières plus jeunes et privilégiant les alliances matrimoniales avec des « carolingiens » [11] dans une sorte de réflexe de repli sur soi carolingien face à un nouveau pouvoir ressenti comme hostile.

L’ascendance maternelle de Hugues de Pierrepont est un véritable catalogue carolingien. Par la maison de Namur, il descend du dernier prétendant carolingien au trône, Charles de Lorraine a qui il a été préféré Hugues Capet mais dont le droit héréditaire ne faisait aucun doute puisqu’il était fils de Louis IV d’outremer. Ce rejet a certainement été ressenti comme une énorme injustice par l’ensemble de ses parents et par les maisons proches de l’orbite carolingiens. Sept générations plus tard, il n’est pas trop tard pour que cette identité carolingienne soit resté cristallisée dans les esprits des descendants de Charles de Lorraine et qu’elle soit une composante forte de leur identité plus ou moins revendiquée puisque entachée d’une certaine honte et d’une suspicion probable de la part des nouveaux maîtres capétiens. Les générations suivant celle du prétendant évincé ont d’ailleurs démontré leur refus d’avaliser tout changement dynastique s’apparentant à celui-ci autrement que forcé par les événements et seulement après avoir combattu pour l’empêcher comme nous l’avons dit du comte Boson. Plusieurs grandes familles ont d’ailleurs réussi à se maintenir avec succès pendant longtemps en particulier en Lotharingie et dans les terres de forte identité carolingienne. C’est le cas de celles que nous retrouvons dans l’ascendance maternelle de Hugues de Pierrepont ; outre la maison de Namur on y trouve en effet aussi la maison de Vitry (Eudes de Vitry son arrière-grand-père) , la maison de Rethel (Mathilde de Rethel son arrière-grand-mère) dont le fondateur Manassès Ier [12] a pris le parti de Charles de Lorraine, la maison d’Ardenne (Gozelin abbé laïc de Gorze) et son rameau des comtes du Luxembourg (Ermesinde de Luxembourg son arrière grand-mère). A noter qu’il descend probablement de la maison de Vitry aussi par son père. Seule sa grand-mère Aélis de Pierrepont dont il héritera le nom ne semble pas porter de signature carolingienne si ce n’est toutefois que sa famille est du laonnois centre du pouvoir des derniers rois carolingiens et leur dernier territoire possédé en propre.

Malgré cet héritage, Hugues de Pierrepont va naître en Champagne sous l’autorité d’un roi capétien auquel sa famille doit allégeance sous peine de perdre ses terres. Hugues ne prendra pas ce chemin qui sera suivi par son ainé seul héritier de la terre et du titre ; il choisira le giron de sa famille maternelle et sera soutenu par son oncle Albert de Rethel, archidiacre et grand prévot de saint Lambert de Liège et son cousin Raoul de Zähringen évêque de Liège en 1190 lorsqu’il est déjà chanoine de saint Lambert de Liège. Ainsi Hugues va rejoindre une des terre encore carolingienne et il va contribuer à perpétuer cette appartenance avec constance en combattant d’abord les prétentions de la maison de Brabant sur l’évêché de Liège, en soutenant, ensuite, celles de la maison de Hainaut et, enfin, en devenant lui-même prince-évêque de Liège.

Ainsi avait-il résolu, consciemment ou non, l’équation conflictuelle interne d’un héritier carolingien né dans un monde capétien en choisissant une terre et une vie conforme à son identité familiale. [13]

Il faut souligner, en effet, la parfaite signature carolingienne de la principauté dont Hugues de Pierrepont à reçu les rênes ; l’évêché de Liège a dans son obédience Aix la Chapelle et Herstall les lieux des deux palais les plus importants de Charlemagne et le centre de la puissance des pépinides. Hugues va oeuvrer pour la mémoire carolingienne de ces lieux chaque fois qu’il le pourra et peut-être même essayer de ressusciter un style de vie en voie de disparition ; Citons son intervention en faveur du culte de sainte Ode à Amay lorsqu’il fonde la chapelle de Lexhy (1205) et soulignons, à l’instar de Philippe George, [14] combien il a oeuvré à l’échange qui lui permit de récupérer la ville de Saint-Trond qu’il célèbre si longuement dans « Guillaume de Dôle » ; Ce qui nous intéresse ici c’est la commémoration de saint Arnould de Metz dans cette ville qui est justement le fils d’Ode et l’ancêtre des carolingiens et ce qui est encore plus intéressant, peut-être, c’est l’appartenance d’Ode et de saint Arnould à cette même famille d’Ardenne à laquelle Hugues de Pierrepont se sait affilié. C’est également pendant son règne que l’on assiste à ce qu’il est convenu d’appeler « la renaissance carolingienne » dans l’art de l’orfèvrerie mosane en pleine maturité dans sa ville résidence de Huy ; faut-il y voir une action dans ce sens de sa part ?

Cette unité de coeur qui semble être une caractéristique de l’évêque de Liège devrait s’exprimer logiquement dans le contexte de cette vie qu’il mène en parallèle sous le pseudonyme du troubadour Jean Renart et c’est peut-être ce qu’à découvert G.A Beckman [15] dans son article cité au début en retrouvant des traces qui sont peut-être celles d’une oeuvre inconnue d’Hugues de Pierrepont. Toutefois, ses oeuvres avérées reflètent plus une opposition féroce à la dynastie capétienne et une sympathie certaine envers les plantagenêts qu’une réelle signature carolingienne bien que le monde dans lequel évoluent ses personnages soit inconstestablement carolingien et que la figure de l’empereur soit fortement présente.

Cette singularité carolingienne d’Hugues de Pierrepont et les oeuvres citées par Beckman laissent penser que ce dernier a pu produire d’autres écrits plus axés, ceux-ci, sur l’histoire de sa famille et ses liens avec la dynastie carolingienne ; sa jeunesse étant très mal connue, il faut peut-être rechercher dans cette période plus sensible à l’influence du passé et sans aucune production connue de sa part car la maturité de Jean renart est plutôt le temps de la création magistrale du roman de style gothique [16].

L’occasion d’y revenir plus en détails dans un autre article !

Notes :

[1] Gustav Adolf Beckman « Pierrepont at a crossroads of literatures » Neophilologus Vol 89 N°4 Octobre 2005

[2] Descendante des Manasses qui ont été les premiers comtes de Rethel

[3] Michel Bur : Les possesions de gorze en Champagne (VIII-XIIe) actes du colloque de Metz sur Saint Chrodegang 1967 Metz

[4] « l’abbaye de Gorze dans le contexte politique et religieux lorrain à l’époque de Jean de Vandières (900 - 974) » par Michel Parisse dans « L’abbaye de Gorze au Xe siècle » presses universitaires de Nancy 1993.

[5] Son oncle, Boson, avait réussit dans une entreprise du même genre en devenant roi de Provence et son frère Raoul également en se faisant couronner roi de France.

[6] Il est lui aussi de la maison d’Ardenne.

[7] Selon la datation de cette charte par Michel Parisse.

[8] Comme le raconte Anne Wagner dans « Gorze au XIe siècle » 1995 Artem Brepols.

[9] Par les comtes de Rethel et les comtes de Namur qui descendent de cette maison d’Ardenne initiée par le comte palatin Wigéric.

[10] Cette fois, il s’agit des bosonides.

[11] L’étude des personnages mis en valeur par Jean Renart dans la scène du tournoi de Saint-Trond (Guillaume de Dôle) pourrait bien se révéler instructive du point de vu généalogique.

[12] Le même prénom que le comte de Laon du début de cet article, père de Aye de Pierrepont

[13] Son choix est également celui d’un cadet a qui il est interdit d’accéder à l’héritage paternel réservé à son frère aîné ; il est impossible de dire comment cette frustration personelle a pu résonner avec la frustration historique et familiale engendrée par le changement de dynastie et nous nous bornerons à signaler que les deux mécanismes psychologiques peuvent facilement se soutenir l’un l’autre.

[14] « De sancta Chrodoara à sainte Ode réflexion sur le dossier hagiographique amaytois » Philippe George

[15] Gustav Adolf Beckman « Pierrepont at a crossroads of literatures » Neophilologus Vol 89 N°4 Octobre 2005

[16] Lydie Louison : Relecture de L’Escoufle et de l’histoire pour dater le premier roman de Jean Renart », Le Moyen Age, t. CVI, 1/2000, p. 545-560 ; ibidem, De Jean Renart à Jean Maillard : les romans de style gothique, Paris, 2004.