Hugues de Pierrepont et le cycle de Mayence

par Nicolas Stephant

Nous continuons ici de dévider l’écheveau commencé dans un premier article : "Hugues de pierrepont le carolingien", puis poursuivi dans un second : "A la recherche de Jean renart" et dans un troisième : "l’anneau des héroïnes" sur ce même site.

Si Hugues de Pierrepont est l’auteur de « Doon de Nanteuil » il est naturel de prospecter du côté du "cycle de Mayence" pour voir si on ne retrouve pas aussi ses traces dans un ensemble d’œuvres qui retrace les aventures des ancêtres de Doon de Nanteuil ou de ses cousins. Un lien est tout de suite parfaitement évident avec l’évêque de Liège c’est l’espace géographique où se déroule les aventures de certains de ces héros et, en particulier, celles « d’ Ogier de Dannnemarche » et « Renaud de Montauban ». Les 4 fils Aymon sont en effet des héros ardennais par excellence et on retrouve encore leur souvenir partout dans cette région où nous avons déjà signalé l’existence du rocher Bayard à Dinant ; Un liégeois comme Hugues de Pierrepont, aussi plongé de tous côtés dans ses origines carolingiennes, ne pouvait ignorer cette histoire à supposer qu’elle ait été écrite de son temps ou avant ce qui semble être le cas. Après la lecture de cette dernière oeuvre [1], nous ne sommes pas en mesure de dire qui l’a écrite d’autant qu’elle ne nous est sans doute pas parvenue intacte et sans ajouts ultérieurs ; tout au plus pouvons-nous relever quelques similitudes trop vagues avec le cycle de Nanteuil. Ainsi le château des 4 fils Aymon se situe t-il sur un sommet dominant la Meuse en Ardenne et Guichard, l’un des frères, monte t-il un cheval du nom de Vairon. Il est somme toute naturel de retrouver ce genre de détails dans une histoire qui a dû inspirer l’initiateur du cycle de Nanteuil car il a pu puiser dans ce texte pour écrire le sien qui s’en réclame par la généalogie des personnages (on y trouve mention de Doon de Nanteuil). Pas d’indices renardien que nous puissions découvrir et pas non plus cette façon de traiter le sujet si caractéristique de notre évêque, pas non plus de vavasseurs et autres anneaux chargés de sens dans les 4 fils Aymon qui nous permettraient d’impliquer Hugues de Pierrepont dans la création de cette oeuvre, même si le cheval Bayard est jeté dans la Meuse à Liège. Hugues de Pierrepont, auteur plausible des premières pièces du cycle de Nanteuil, aurait pu prendre la suite d’autres auteurs magnifiant une région, une tradition et une famille qu’il était bien placé pour glorifier à son tour. Joseph Bédier a d’ailleurs orienté les recherches sur le premier auteur de « Renaud de Montauban » dans un autre secteur que celui où nous avons l’habitude de voir évoluer Hugues de Pierrepont : celui de l’abbaye de Stavelot-Malmédy [2]. Il est toutefois intéressant de remarquer la proximité géographique de cette abbaye avec Liège dont elle relève et si « Renaud de Montauban » a pu être écrit dans cette région Hugues de Pierrepont était alors très bien placé pour en avoir connaissance très rapidement.

Notre propos serait à peu près similaire à l’examen « d’ogier de Dannemarche [3] » si nous n’avions pas un témoin digne de foi pour attester l’existence d’un texte de Hugues de Pierrepont ayant trait à Ogier le danois ; il s’agit bien sur de Jean d’Outremeuse si décrié par Geoffroy Kurth et réhabilité depuis pour la fidélité de ses compilations. [4]. Cet auteur qui meurt 180 ans seulement après Hugues de pierrepont cite dans sa « geste de Liège » la « chronique des vavassours » [5] écrite par notre prince-évêque et sur laquelle il s’est appuyé pour écrire son poème sur Ogier le danois [6] [7]. La perte de cette chronique est un grand malheur pour tous ceux qui aimeraient en savoir plus sur Jean Renart mais son existence nous montre une nouvelle fois que Hugues de Pierrepont s’intéressait de très près à un personnage issu de la maison d’Ardenne et renforce au moins l’idée qu’il ait pu initier la suite du cycle de Mayence tout en soulevant une autre redoutable question : celle de son éventuelle participation à l’écriture de ce premier cycle. Cette chronique porte en effet un nom particulièrement révélateur à double titre : c’est d’abord le terme de vavasseur qui revient en association avec Hugues de Pierrepont et dont nous avons vu qu’il aimait l’utiliser dans ses œuvres mais c’est aussi le sens de ce mot qui désigne ici les compagnons de Charlemagne ; la « chronique des vavassours » pourrait donc bien avoir été une histoire des pairs de l’empereur d’occident et il n’est pas irréaliste de penser que ce puisse être plus particulièrement (mais pas forcément uniquement) les hommes dont il est question dans les chansons de geste des cycles de mayence et de Nanteuil. Quelle audience a pu avoir cette chronique ? C’est là un point central à établir pour la suite des recherches sur Hugues de Pierrepont car elle a pu inspirer d’autres auteurs dans les deux siècles au moins où nous savons qu’elle a perdurée.

Ogier semble être l’incarnation romancée d’un personnage historique, Autcharius [8] conseiller de Carloman, le frère de Charlemagne, [9] et à ce titre, il est le symbole de la légitimité de la maison d’Ardenne qui s’appuie justement sur celle de Carloman dont les droits ont été usurpés par Charlemagne à son profit et au détriment des fils de Carloman. Ce dernier régnait alors sur cette région qui a vu naître Hugues de Pierrepont , endroit où il est logique de penser qu’il a pu laisser un souvenir durable dans le souvenir des descendants de ceux qui le servaient et qui ont peut-être vu beaucoup de leurs espérances anéanties par la prise de pouvoir de Charlemagne. Ceci pourrait expliquer le « carolinisme » marqué d’Hugues de Pierrepont et son engagement politique en faveur de l’idée de l’empire en même temps qu’un regard très critique sur les héritiers de cet empire ; là aussi pourrait se trouver l’explication d’un paradoxe qui apparaît dans cette article puisque nous formulons l’hypothèse qu’un admirateur des carolingiens ait pu écrire des textes assez peu favorables au plus grand d’entre eux : l’empereur Charlemagne ; nous reviendrons sur ce sujet par la suite. Seuls nous sont connu des versions plus récentes "d’Ogier de Dannemarche" que nous ne pouvons pas attribuer à Hugues de Pierrepont mais elles sont peut-être inspirées de la « chronique des vavassours » ce qui expliquerait par exemple l’épisode de l’invasion du géant Brehier où l’on voit la région de Pierrepont dans l’Aisne tenir un rôle singulièrement éminent et plus encore les marais autour du château de Pierrepont [10]. Ainsi pourrait s’expliquer également le rôle joué par la famille de Pierrepont dans la « Karlamagnus saga " [11] autre compilation mais cette fois scandinave qui nous délivre une version inconnue en France de la prise de Pierrepont par Charlemagne. Ainsi encore pourrait s’expliquer les autres textes mentionnant Pierrepont dans les versions recopiées par des étrangers qui font l’objet de l’article de Gustav Adolf Beckmann [12] et les autres références qui suivent, issues du répertoire d’André Moisan [13] :

1. *Floovant* (version 3, Pays-Bas), v. 209, 354, 432, 445, 470 (Piersepont, Pirlepont et Purlepont). 2. *Keiser Karl Magnus Kronike* (version danoise), chap. 6, 14 (Pitakont, Pitawen, Pitauia). 3. *Karlemagnus saga* (version scandinave), branche I chap. 28 et 32 (Pirafunt, Pirapont, Pirapunt). Il s’agit de la partie concernant Ogier le danois. 4. *Maugis d’Aigremont* (version 6, Pays-Bas), v. 228-9, 233, 236, 267 (Pierlepont). 5. *Renaud de Montauban* ou *4 fils Aimon* (version 5, Allemagne), v. 218, 312, 4176, 524, 753, 2071, 2093, 2149, 3460, 3562. 6. *Garin Le Lorrain*, v. 4594.

Alors que d’aussi nombreux textes étrangers, qui sont des copies de textes en langue romane, mentionnent Pierrepont, il est vraiment étonnant de constater que les textes français, eux, ne mentionnent plus ce nom. Gustav Adolf Beckmann attribue avec raison à Hugues de Pierrepont ou à son neveu Jean d’Eppes [14] la responsabilité de cette dissymétrie voyante entre les originaux et les copies mais il reste à établir comment la chose s’est produite. Il est bien sur possible que les textes originaux aient été remaniés dans l’évêché de liège et que ce soient ces versions qui aient servi ensuite de modèle aux copistes étrangers ; En ce qui concerne la « Karlamagnus saga » c’est toutefois moins évident car il semble que la copie ait été faite d’après une source anglaise. L’autre hypothèse est que les originaux soient issus de la région de Liège ce qui serait tout à fait en accord avec certains des lieux de l’action (les Ardennes, la vallée de la Meuse et parfois même Liège) mais suggérerait alors une implication très directe d’Hugues de Pierrepont dans leur rédaction ; il serait alors logique aussi d’y trouver des évènements se déroulant dans la région natale de l’évêque, Laon [15], et la mention de membres de sa famille et de son berceau : Pierrepont dans l’Aisne.

Même ainsi l’édulcoration de tout ce qui ce concerne Pierrepont dans les versions que nous connaissons en France s’explique mal à moins de croire que le hasard c’est acharné à faire disparaître préférentiellement ces passages dans les textes. Pourquoi, en effet, d’aussi nombreux textes, jugés assez intéressant pour faire l’objet de copies, comporteraient des lacunes assez sélectives pour faire disparaître un nom en particulier ? Sans doute parce qu’ils plaisaient beaucoup et qu’on voulaient les lire mais probablement aussi parce que l’auteur n’était pas en odeur de sainteté dans un espace politique où il était persona non grata. Hugues de Pierrepont a en effet montré clairement son hostilité à la dynastie capétienne dans son « Guillaume de Dôle » et dans « l’Escoufle » et mis gravement en cause le roi Philippe Auguste. Nul doute que ce dernier n’avait pas apprécié et qu’il a tenté de répliquer d’une façon où d’une autre [16]. C’est d’ailleurs ce que fit Philippe Auguste à la première occasion en envoyant des troupes pour soutenir son gendre, Henri 1er de Brabant, dans son attaque contre l’évêché de Liège (qui avortera de justesse à la bataille de Steppe [17]. Défendre que l’on répande les œuvres d’un ennemi dans son royaume devait être également à sa portée.

Les 6 textes étrangers ci-dessus établissent de toute façon un nouveau lien entre Hugues de Pierrepont et les chansons de gestes et en particulier celles du cycle de Mayence, malheureusement il doit être extrêmement difficile de corréler tous ces textes pour établir une origine commune après les transformations que les uns et les autres ont du subir. Le travail de Irène Spijker [18]sur « Renout van Montalbaen » a toutefois mis en évidence une transmission orale entre la version néerlandaise et plusieurs textes français différents sans concordance littérale. Les scènes qui nous intéressent dans les versions néerlandaises pourraient donc avoir une origine française à partir d’un texte qui aurait disparu en France. L’identification des sources de ces textes aboutira peut-être bientôt et pourrait éventuellement conduire à la « chronique des vavassours » d’Hugues de Pierrepont. Les versions des chansons de geste que nous connaissons pourraient donc être des compilations faites à partir de plusieurs auditions de conteurs différents ce qui induirait l’existence de versions quasi locales de ces chansons et permettrait de penser qu’il a pu circuler à Liège une version accentuant le rôle des Pierrepont.

Jean d’Outremeuse, d’après l’auteur anonyme de « Lampagie la belle Aye », nous décrit un Ogier le danois âgé de plus de trois siècles au moment où il conte son histoire à l’évêque de Pierrepont ; cet âge avancé il le doit à un anneau qui l’empêche de vieillir. C’est là un nouvel anneau associé à Hugues de Pierrepont dont le même auteur anonyme nous rappelle le statut d’évêque et l’anneau sacerdotal qu’il devait par conséquent porter. Malgré tout, à nos yeux, la signature renardienne n’apparait pas dans les œuvres du cycle de Mayence, c’est pourquoi nous ne pourrons pas aller plus loin dans notre recherche en ce qui concerne ce cycle. Un seul texte nous paraît évoquer Jean Renart par sa fraicheur, son invention et son originalité c’est celui qui conte l’enfance de Doon de Mayence [19]. Ce texte sur l’enfance de Doon est chronologiquement composé plus tardivement que sa suite.où l’auteur laisse clairement transparaitre une excellente connaissance de la région liégeoise à travers ses descriptions et les symboles dont il use [20]. Nous ne connaissons pas d’attrait particulier pour l’enfance chez Hugues de Pierrepont ou d’exemple dans son œuvre où il aurait traité de ce sujet, mais cette enfance là reste une chanson de geste avant tout. « Lampagie, la belle Aye » [21] fait état d’un parallèle singulier entre « la geste de Liège » de Jean d’Outremeuse et « les enfances de Doon de Mayence » : lorsque Ogier le danois perd son anneau magique (chez Jean d’Outremeuse) il vieillit spectaculairement d’un seul coup au point qu’il n’y voit plus à cause de ses sourcils qui descendent sur ses yeux ; il arrive une aventure semblable à Hermant, personnage frappé d’un coup d’épée au front par le jeune Doon de Mayence au point d’être aveuglé par les plis de sa peau lui descendant sur les yeux. Cette sorte de blessure est vraiment particulière et ne doit pas être très répandue dans la littérature mais, bien sur, ce point isolé ne permet pas de tirer de conclusions sur l’auteur « des enfances de Doon de Mayence".

Arrêtons nous à présent sur un personnage qui ne peut manquer d’être mentionné dans cet article puisqu’on lui attribue parfois la paternité de certaines des œuvres examinées ici : le trouvère Huon de Villeneuve. On ne connait de lui que son nom cité par Claude Fauchet dans son « recueil de l’origine de la langue et poésie française » qui explique ainsi comment il a su le nom de l’auteur des œuvres qu’il a trouvé ensemble dans un manuscrit : « Je croy que les romans de Regnaut de Montauban, Doon de Nanteuil et Aie d’Avignon, Guiot de Nantueil et Garnier son fils sont tous d’un même poète. Premièrement parce que c’est une suite de contes et que je les ai veus cousus l’un après l’autre. Car il faut confesser que le livre ne vint jamais entier en mes mains : et encores le fueillet des commencements de chacun livre (pour ce que les lettres estoyent dorées et enluminées) avoyent esté deschirez. Toutefois, en l’un qui estoit demi romps, je trouvay le nom du trouvère" [22] . Le nom d’Huon de Villeneuve se trouvait donc sur une feuille « volante » et rien ne garantit que cette feuille désignait l’auteur de l’ensemble des œuvres comprises dans le manuscrit comme le président Fauchet l’a conclu en pensant qu’un même auteur avait du écrire une suite de romans. Nous préférons l’explication donnée par Paul Meyer [23] qui attribue à Huon de Villeneuve le seul « Doon de Nanteuil » sans préjuger qu’il soit ou non l’auteur des autres poèmes.

A notre avis, bien entendu, Huon de Villeneuve et Hugues de Pierrepont ne sont qu’une seule et même personne. Nous pensons être ici en présence d’un autre pseudonyme de notre prince-évêque à moins qu’il ne s’agisse de son nom à une époque précédant son accession à l’épiscopat. Souvenons-nous de l’engin finissant « Guillaume de Dôle » où Jean Renart indique qu’il perdit son surnom lorsqu’il entra en religion ; il est possible qu’il ait été connu sous le nom de Huon de Villeneuve avant de prendre le pseudonyme littéraire de Jean Renart. Nos recherche sur l’existence d’une terre de Villeneuve dont il aurait pu porter le titre n’ont pas donné de résultats convaincants car le grand nombre de lieux portant le nom de Villeneuve ou Neuville complique les choses ; nous mentionnerons seulement l’existence de « la ville neuve » ce nouveau village qui s’est crée rapidement après son achèvement autour du château de Montfélix qui appartenait au père d’Hugues de Pierrepont. D’après Lydie Louison [24], Alain de Roucy (qui figure au tournoi de saint-Trond dans "Guillaume de Dôle") serait un petit-cousin d’Hugues de Pierrepont ; or ce personnage portait aussi le nom d’Alain de Neuville. Serait-il possible que cette terre de Neuville lui soit venue d’Hugues de Pierrepont ? Malgré la grande variété d’œuvres attribuées à Huon de Villeneuve, en particulier dans les cycles qui nous occupent, nous préférons ne pas en tirer argument pour attribuer ces œuvres à Hugues de Pierrepont (à l’exception bien sur de « Doon de Nanteuil » ) et préférons rechercher des preuves plus solides car l’erreur de Fauchet a été reprise par d’autres.

Après ce qui vient d’être dit plus haut et dans les trois articles précédents : "Hugues de Pierrepont le carolingien", "A la recherche de Jean Renart" et "L’anneau des héroïnes" il est temps de conclure ce cycle sur le plus singulier des princes-évêques de Liège :

Hugues de Pierrepont, alias Jean Renart, a prouvé avec « l’Escoufle » et « Guillaume de Dôle » qu’il était capable de livrer le message de son engagement politique à travers une œuvre romanesque ; dans les deux œuvres, la question de l’empire est centrale et l’une d’elle met probablement en scène un empereur voir les deux. Ce sont des textes séditieux qui soutiennent clairement un camp (celui de l’empire) contre l’autre (la dynastie capétienne et son représentant Philippe Auguste). L’auteur a tenté de faire passer dans ses textes sa position personnelle et ceci afin d’aider à faire triompher la cause qu’il défend (au moins pour ce qui de « l’Escoufle »). Cette attitude littéraire a été érigée en art par Hugues de Pierrepont qui mêle d’une façon unique l’histoire politique de son temps et l’intrigue romanesque au point qu’il nous est parfois difficile de faire la part des choses ; cet exercice étonnant le serait encore plus si l’on affirmait que « l’Escoufle » a été son coup d’essai dans le genre. Dans cet aspect de roman engagé politiquement « l’Escoufle » et les chansons de geste du cycle de Nanteuil ne sont pas si différentes ; le roman est dirigé contre le roi de France en faveur de l’empereur et les chansons de geste contre l’empereur en faveur de ses vassaux en révolte. Derrière le style et le type d’écriture la démarche est la même, le message passe de l’engagement politique. La question qui vient alors est de se demander pourquoi un auteur louant les mérites de l’empire et de son titulaire en 1211 (date de composition approximative de « l’Escoufle ») devrait avoir écrit avant des textes hostiles à ce même empereur ? Pour y répondre il convient d’abord de constater que les chansons de geste ne se positionnent jamais contre l’empire qu’elles ne remettent pas en cause en temps que structure politique, mais contre l’empereur lorsqu’il s’obstine dans l’erreur et l’injustice à l’égard de ses vassaux qui sont par ailleurs parfaitement respectueux des règles au point d’abandonner leurs avantages dans le combat pour rester fidèles à leur serment de fidélité envers l’empereur. Les vassaux sont irréprochables et l’empereur se trompe, aidé en cela par les mauvais conseils des félons qui l’entourent. Il se trouve qu’Hugues de Pierrepont a vécu une situation semblable dans les dernières années du XIIe siècle où il s’est déclaré hostile à la position de l’empereur dont il était le sujet.

En 1191 a eu lieu une élection pour désigner le nouvel évêque de Liège qui voyait s’affronter Albert de Rethel, l’oncle d’Hugues de Pierrepont, et Albert de Louvain le fils du duc de Basse-Lotharingie [25] ; ce dernier emportant largement les suffrages ne fut pourtant pas confirmé par l’empereur Henri VI qui préféra imposer aux liégeois un autre candidat pour contrer l’élection d’Albert de Louvain dont il ne voulait à aucun prix. Celui-ci obtiendra pourtant le soutien du pape et l’empereur devra investir la ville et exercer des représailles pour imposer l’installation de son candidat sur le trône de l’évêque de Liège. Albert de Rethel se ralliera à Albert de Louvain (on peut penser que son neveu Hugues de Pierrepont a fait alors de même) et soutiendra la révolte féodale qui finira par chasser le candidat impérial du palais épiscopal en 1193 cependant qu’Albert de Louvain était assassiné à Reims en 1192 probablement à l’instigation de l’empereur [26]. Un nouveau candidat, Simon de Limbourg sera investi par l’empereur et prendra possesion de l’évêché mais Albert de rethel, Hugues de Pierrepont, Albert de Cuick et Othon de Fauquemont [27]tous électeurs en qualité de grand prévôt ou d’archidiacres et tous cousins du comte de Hainaut obtiendront finalement du pape en 1196 (et de l’empereur qui se ralliera à cet avis) la destitution de Simon de Limbourg et l’investiture d’Albert de Cuick et ceci après s’être officiellement déclaré contre l’élection de Simon de Limbourg en dépit de la validation de cette élection par l’empereur. Ce résultat fut obtenu avec la puissante aide militaire du comte de Hainaut qui a repris les places-fortes liégeoises à Simon de Limbourg et notamment Dinant et Huy. On voit ici un Hugues de Pierrepont d’abord en révolte ouverte contre l’empereur Henri VI puis agissant contre son suzerain élu et légitimé par le même empereur : Simon de Limbourg. Cette prise de position contre Henri VI et pour le pouvoir souverain du pape n’est certainement pas étrangère à l’élection d’Hugues de Pierrepont à l’évêché de Liège avec l’assentiment du guelfe Othon IV. Dans un contexte comme celui-ci, aussi politiquement tranché, on peut facilement imaginer Hugues de Pierrepont aiguiser sa plume et rédiger quelque texte politiquement orienté contre Henri VI, à la manière de Jean renart écrivant « l’Escoufle ». Ainsi pourrait-être né le cycle de Nanteuil contant l’histoire de vassaux révoltés du côté des Ardenne sans pourtant s’écarter du bon droit et de la justice, ou bien encore une partie du cycle de Mayence, dans la dernière décennie du XIIe siècle.

L’ensemble des indices présentés dans cet article ne sont pas des preuves pris un à un et nous restons prudent quand au sens qu’il faut leur donner ; il n’en reste pas moins que considérés tous ensemble, ils nous paraissent suffisamment éloquents pour focaliser l’attention des chercheurs sur le rôle d’Hugues de Pierrepont dans la création de certaines chansons de geste des cycles de Mayence et de Nanteuil. Les raisons pour cela peuvent se résumer en 12 points [28] :

1- Lui-même a discrètement évoqué cette littérature dans ses textes authentifiés.

2- Sa famille est fortement marquée par l’héritage carolingien.

3- Certains passages du cycle de Nanteuil évoquent éloquemment l’évêque de Liège.

4- Au moins l’un des textes du cycle de Nanteuil a été écrit par Huon de Villeneuve qui possède le même prénom.

5- Le personnage de Aye d’Avignon possède les caractéristiques renardienne des héroïnes plus tardives de « l’Escoufle » et de « Guillaume de Dôle ».

6- Certains ressorts essentiels de l’intrigue de ces chansons de geste se retrouvent dans ses romans de style gothique.

7- Certains goûts marqués de l’auteur se retrouvent également de part et d’autre.

8- Les lieux où se déroule l’action sont très souvent situés autour de Liège et peut-être même dans les propres possessions de l’évêque comme Dinant ou bien encore près de Laon sa région natale.

9- L’implication politique personnelle d’Hugues de Pierrepont a pu être une motivation à l’écriture d’une partie du cycle des barons révoltés comme elle l’a été plus tard pour « l’Escoufle » et « Guillaume de Dôle ».

10- Il est à peu près certain que Hugues de Pierrepont a écrit une chronique sur le thème de Charlemagne et en particulier sur Ogier de Dannemarche.

11- Nous ne connaissons pas d’écrits d’Hugues de Pierrepont antérieurs à « l’Escoufle », or il semble incroyable que ce soit son premier texte étant donné sa qualité et l’âge déjà avancé de son auteur.

12- Des textes étrangers issus d’œuvres françaises font une part importante à sa famille picarde dont Aye et Aimon de Pierrepont.

C’est pourquoi nous proposons d’orienter des recherches linguistiques dans cette direction et en particulier sur « Aye d’Avignon », « Doon de Nanteuil » et « Ogier de Dannemarche ».

Notes :

[1] « Les 4 fils Aymon » traduction par Micheline de Combarieu du Gres et Jean Subrenat d’après un manuscrit du Xve de la bibliothèque de l’Arsenal, Gallimard folio

[2] « Les légendes épiques recherches sur la formation des chansons de geste » par Joseph Bédier, Champion 1967.

[3] La chevalerie d’Ogier de Danemarche : canzone di gesta ; ed. per la cura di Mario Eusebi Par Raimbert de Paris Ed Cisalpino Milano Varese 1963

[4] Marie-Thérèse de Medeiros, « Dans le sillage de Jean le Bel », Cahiers de recherches médiévales, n° 10 (2003), http://crm.revues.org/document1603.html. les problèmes causés par les écrits de Jean d’Outremeuse se trouvent plutôt dans le choix des textes compilés et les nombreuses erreurs de transcription et de traduction ainsi que dans la naïveté de l’auteur peu soucieux de vérifications approfondies ce qui ne remet pas en cause l’existence de la chronique de Hugues de Pierrepont.

[5] « Lyqueis presens croniques at esteit pris et extrais des croniques l’evesque de Liege Hue de Pirepont, les abbeis Engoran de Sains-Denys en Franche et Seguyn de Meauz en Brie… »

[6] http://perso.infonie.be/liege06/pdf/Outremeuse.pdf

[7] « Toutez ces chouses sont declareis en la nouvelle gieste que nous meisme avons fait sur Ogier. » (Myreur, III, p. 111). Ce qui montre que Jean d’outremeuse en connait une autre plus ancienne.

[8] C’est Rita Lejeune qui a fait ce rapprochement la première.

[9] Suzanne Martinet, « Légende carolingienne de Pierrepont et de Laon », Mémoire de la fédération de sociétés savantes du département de l’Aisne, t.22, 1977, p.65-76.

[10] Suzanne Martinet, « Légende carolingienne de Pierrepont et de Laon », Mémoire de la fédération de sociétés savantes du département de l’Aisne, t.22, 1977, p.65-76.

[11] La Saga de Charlemagne : traduction française des dix branches de la "Karlamagnús saga" norroise Par Daniel Lacroix 1960 Le livre de poche

[12] Gustav Adolf Beckman « Pierrepont at a crossroads of literatures » Neophilologus Vol 89 N°4 Octobre 2005

[13] "Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les oeuvres étrangères dérivées" d’André Moisan

[14] Le successeur de Hugues de Pierrepont à l’évêché de Liège.

[15] Il est très instructif de constater au sujet de laon et des chansons de geste que cette région est vraiment surrepresentée dans ces textes si l’on considère que les centres de pouvoir de Charlemagne se situaient historiquement ailleurs ; cette dichotomie nette entre la réalité historique et les textes incite à en savoir plus sur les motivations des auteurs à accentuer ainsi l’importance d’une région ; voir la carte édité par Olivier Guyotjeannin dans : Atlas de l’histoire de la France, la France médiévale, IXe-XVe siècle, Autrement, 2005, Paris.

[16] Blanche de Castille, pendant sa régence, a perpétué l’inimitié capétienne envers Milon de Nanteuil, évêque de Beauvais et proche d’Hugues de Pierrepont et l’on n’oubliera pas le refus signifié par le roi de france de libérer Renaud de Dammartin ce qui conduira ce dernier au suicide ; C’était à nouveau un proche d’Hugues de Pierrepont qui en a chanté les louanges jusqu’à la fin de sa propre vie, juste pour cette raison, il était certainement aussi l’objet de l’aversion royale.

[17] Jusqu’à quel point Philippe Auguste a t-il pesé la rivalité entre Henri de Brabant et l’évêque de Liège dans son choix de choisir le premier comme gendre ?

[18] « Le rayonnement des chansons de geste dans les anciens Pays-Bas » Hans van Dijk, XVIe Congrès International de la Société Rencesvals, Granada 21-25 juillet 2003 ( communication du 24 juillet 2003 : http://www.bookmark.demon.nl/rencesvals/actes/dijk.htm). L’auteur précise : « Bob Duyvestijn préconise le même mode de transmission pour l’adaptation en moyen néerlandais de Maugis (Madelgijs). On peut peut-être émettre la même hypothèse pour l’adaptation d’Ogier le Danois, Ogier van Denemarken ». Voir aussi : Xe congrès international de la société Rencesvals pour l’étude des épopées romanes, Strasbourg 1985 : Duijvestijn Bob W. Th. (Pays-Bas), « Le personnage de Maugis dans la tradition littéraire manuscrite néerlandaise ».

[19] « Doon de Mayence » : Chanson de geste du XIIIe siècle. Texte de Jean Mauclère F.Lanore Paris 1937.

[20] L’histoire commence par le meurtre d’un cerf, animal emblème de Saint Hubert particulièrement révéré à Liège.

[21] « Lampagie la belle Aye » roman chevaleresque par Huon de Ville neuve et de Pierrepont évêque de Liège (1152-1220) Gothier éditeur Liège 1877

[22] Cité par Paul Meyer : Paul Meyer « La chanson de Doon de nanteuil fragments inédits » dans Romania t. XIII, 1884, p. 1-26.

[23] Paul Meyer « La chanson de Doon de nanteuil fragments inédits » dans Romania t. XIII, 1884, p. 1-26

[24] « De Jean Renart à Jean Maillart » Champion 2004.

[25] Qui peut s’assimiler au duché d’Ardenne.

[26] Albert de Louvain sera canonisé.

[27] Voir : Jacques de Guyse, « Histoire de Hainaut » , Arnold Lacrosse à Bruxelles, 1832, Tome 13

[28] Auxquels il faut ajouter cette remarque de Lydie Louison : « Jouglet n’est donc pas l’alter ego de Jean Renart lorsqu’il compose le roman de la rose, il incarne en revanche son passé d’écrivain séduit par les codes courtois ». « De Jean Renart à Jean Maillard les romans de style gothique » chez Honoré Champion 2004.

P.-S. Nous terminons ici en remerciant chaleureusement pour leur aide et leurs précieux conseils Geoffroy de Pierrepont et Stéphane Lecouteux sans qui ces lignes n’auraient sans doute jamais vu le jour et avec qui les échanges par courriers électroniques ont été passionnants pendant toute la longue durée d’incubation de ces lignes. Nous souhaitons ardemment qu’un jour Stéphane Lecouteux trouve le temps de nous livrer ses propres réflexions sur Hugues de Pierrepont et ses œuvres.